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européenne a ménagés : Tunis, Tripoli, la Syrie peut-être, formeraient autour de l’Egypte un royaume arabe. Les Roumains s’étendraient sans effort jusqu’à la Mer-Noire et jusqu’à Varna. La Grèce attirerait à elle les îles de la mer Egée, la Thessalie, l’Épire, la Macédoine, la Thrace, s’étendrait jusqu’à la chaîne des monts Balkans, et revendiquerait Constantinople, siège de l’empire grec pendant onze siècles.

De sorte que, si l’ambition des étrangers ne menaçait point les Turcs aussi bien que leurs successeurs désignés, le démembrement de l’empire ottoman se produirait naturellement, de même qu’un fruit s’ouvre et se sépare le jour de sa maturité. En constituant trois noyaux au cœur de chaque nationalité, le noyau roumain, le noyau grec, le noyau arabe, l’Europe n’a fait que consacrer les lois de la géographie et de l’histoire; elle accepte, plus encore qu’elle ne prépare, la seule solution de la question d’Orient qui ne soit ni une chimère ni une iniquité, et qu’on puisse dire marquée par la Providence.

Mais la Russie est aux frontières, elle s’avance; elle veut Constantinople, qui n’a en effet d’importance que pour elle, et qui en a une moins grande qu’on ne le croyait jadis. Constantinople est sous le séquestre; les Turcs en sont les gardiens commis par l’Occident. Ils ne peuvent résister aux Russes, mais ils servent de rideau à nos armées. Les Grecs résisteront-ils mieux? ou plutôt ne se jetteront-ils pas dans les bras des Russes, qui sont leurs coreligionnaires, qui les flattent et qui les absorberont?

Tel est en effet le nœud de la question d’Orient : c’est Constantinople; tout le reste de l’empire excite moins d’alarmes. Il faut que Constantinople, qui est la clé de la Mer-Noire et du Bosphore, soit dans des mains sûres; il faut que ses possesseurs opposent à la convoitise des tsars une force morale capable de la décourager pour jamais. Je ne parle pas de puissance matérielle, parce que ni les Grecs, ni les Turcs, ni l’Orient coalisé, ne résisteraient à la puissance matérielle de la Russie le jour où l’Occident, retenu par ses propres guerres, ne pourrait accourir à leur secours. Je parle d’une force morale reposant sur des principes reconnus par tous les temps et redoutés par tous les ambitieux.

Aujourd’hui par exemple cette force morale appartient à la Russie quand elle attaque les Turcs, car elle leur dit : « Vous êtes des usurpateurs, et vous avez enlevé Constantinople à ses maîtres légitimes en 1453; nous vous chassons au nom du droit. Vous êtes des barbares, et vous opprimez cette nation grecque qui a joué un grand rôle dans l’histoire; nous vous chassons au nom du principe des nationalités. Vous êtes des mécréans, et vous tenez sous le joug