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Ainsi et au total, son premier principe est nul, et rien n’en peut naître, et lorsque le philosophe s’imagine déduire quelque chose de son principe, c’est que l’idée qu’il en extrait y a été d’abord apportée et déposée par une méthode étrangère à la sienne et par lui répudiée. Bref, un principe vide et une méthode stérile, voilà ce qu’on a reproché à l’hégélianisme.

Ces deux objections, que l’on n’a pas levées et qu’on ne lèvera pas, pèsent de tout leur poids sur la Philosophie de la Nature. Non-seulement en effet cette seconde partie du système, dérivée de la première, en reproduit les caractères et les défauts, mais le philosophe, fidèle à lui-même et à sa méthode logique, rend plus évidente encore l’impuissance de son principe en essayant de lui faire produire la matière, les corps et l’ensemble de ces objets qu’on nomme la nature. Grâce aux mouvemens réguliers de la dialectique, il suffit, selon Hegel, pour que l’univers naisse, que l’idée poursuive le cours de ses évolutions et se pose cette fois comme autre qu’elle-même. Cette explication de l’origine de l’univers n’a pas satisfait tous les critiques. On a demandé pourquoi l’idée logique, parvenue au terme de ses déterminations et par conséquent au point culminant de son existence, ne s’en tient pas là, pourquoi ce dieu quitte la sphère de sa perfection et s’abaisse jusqu’à devenir le monde lui-même. Schelling a dit en raillant que l’idée logique était apparemment descendue dans la nature parce qu’elle s’ennuyait de son existence abstraite et solitaire. « Il se pourrait, répond M. Véra, que cette plaisanterie fût plus près du vrai que ne l’a imaginé son auteur, et que ce soit en effet parce qu’elle s’ennuie que l’idée logique descend dans la nature. Seulement c’est un ennui d’une espèce particulière qu’elle éprouve et tel qu’il appartient à l’idée et à l’absolu de l’éprouver; car, lorsque l’absolu ou l’idée passe d’une détermination à l’autre, c’est qu’elle s’ennuie, c’est qu’une de ses déterminations ne pouvant la contenir dans l’unité et la plénitude de son existence, elle l’abandonne, la brise, si l’on peut ainsi dire, et l’annule pour passer dans une sphère plus haute et plus parfaite[1]. » Et, afin de rendre son explication plus claire encore, l’ingénieux commentateur y joint ces trois vers de Goethe :

Freundlos war der grosse Weltenmeister,
Fühlte Mangel, darum schuf er Geister,
Sel’ge Spiegel seiner Seligkeit.

Le grand maître de l’univers était sans amis,
Éprouvant un vide, il créa les esprits,
Miroirs heureux de sa félicité.

  1. T. Ier. Introduction du traducteur, p. 136.