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à barbe blanche, au turban vert, à la robe amplement drapée, de ces longues caravanes de chameaux, ou parfois de ces enterremens bruyamment menés par une bande d’aveugles braillards, cheminant deux par deux et bras dessus bras dessous, en tête du cortège. On s’oublie bien mieux encore dans les bazars, au milieu des riches étoffes, des tapis, des armes et des vêtemens de tout genre. En un mot, l’impression que l’on remporte d’une première promenade dans les rues du Caire est celle d’avoir vécu quelques heures en pleines Mille et une Nuits, dans ce monde enchanté et fantastique qui berça notre enfance. On se figure avoir reconnu la dame mystérieuse des Trois Calenders, l’avoir suivie de boutique en boutique, et le soir, en s’endormant, on croit entendre l’infortuné Bedreddin Hassan s’écrier : Peut-on avoir la barbarie d’ôter la vie à un homme, pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème!

Toutefois le grand attrait du Caire réside moins dans l’originalité de la population que dans le caractère tout particulier qu’offre la physionomie de la ville. Nulle part l’adorable fantaisie de l’architecture arabe ne s’est donné un plus libre essor, nulle part elle n’a plus richement ciselé la pierre au gré de ses caprices. Est-il au monde un panorama comparable à celui que l’on embrasse du haut de la citadelle, à cet océan de maisons d’où surgissent de toutes parts les élégans minarets et les fières coupoles de quatre cents mosquées, tandis que plus loin, dans la ville des morts, qui s’étend vers le désert des deux côtés du Mokattam, se profilent à l’horizon les funèbres silhouettes du tombeau des Mamelucks? Le secret de ces merveilles est perdu, hélas! et pour comprendre l’étendue de l’abîme qui sépare le présent du passé il suffit de visiter dans cette même citadelle la mosquée moderne, dite de Méhémet-Ali, malencontreuse imitation de l’église de Sainte-Sophie à Constantinople. Vainement a-t-on cherché à dissimuler l’indigence du style sous la richesse des matériaux, tout y trahit la décadence, les lignes principales non moins que la disproportion de minarets semblables à des chandelles coiffées d’éteignoirs, et cela à quelques pas seulement de l’incomparable mosquée du sultan Hassan, monument unique, même dans ce XIVe siècle, le plus fécond de l’art musulman, celui qui donna naissance à l’Alhambra. Où l’artiste inconnu qui créa ce chef-d’œuvre a-t-il pris les perspectives imprévues et grandioses qui se succèdent à l’intérieur de l’édifice? Qui lui a enseigné à marier dans une si juste mesure la grâce exquise des détails à la simplicité hardie de l’ensemble? Ce sont de ces beautés suprêmes que nulle description ne peut rendre. La tradition raconte que les pierres qui servirent à élever cette admirable mosquée furent enlevées aux Pyramides. Déplore qui voudra ce sacrilège archéologique, l’art à coup sûr n’y a rien perdu.