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bliquement produite, établit trop clairement que son ministre des relations extérieures fut dans cette décisive conjoncture consulté par le premier consul; mais il est à croire qu’expert surtout à pressentir et à flatter l’inexorable volonté d’un maître si peu facile à manier, M. de Talleyrand, selon son usage, ne mit toute son habileté, — et cette fois quelle funeste habileté! — qu’à le solliciter du côté où par malheur sa passion du moment ne l’entraînait que trop[1].

Quoi qu’il en soit, ce qui est encore plus certain, c’est que la sanglante catastrophe accomplie le 21 mars dans les fossés de Vincennes produisit l’effet absolument opposé à celui qu’en attendait Bonaparte. Personne n’approuva, même parmi les plus irréconciliables ennemis de la dynastie déchue. Tout le monde était consterné. Les plus désespérés furent sans comparaison les partisans les plus dévoués du nouveau régime. Une atmosphère de contrainte glaciale se répandit aussitôt tout autour du premier consul, et le suivit jusqu’au sein du cercle le plus intime de sa famille. On se gardait bien de blâmer; pour plus de sûreté, on évitait son entretien, d’ordinaire si recherché; lui-même ne réussissait pas toujours à soulever par des propos légers ou dédaigneux le poids du silence embarrassant qui suivait partout sa personne. Au défaut de sa conscience, qui ne l’avait point averti, sa perspicacité doublée d’ambition lui fit vite apercevoir, bien qu’il ne l’ait jamais reconnu, à quel point il avait froissé le sentiment public. Le mouvement d’opinion qui de lui-même le portait à l’empire s’était soudainement et singulièrement refroidi. Il fallait plus que jamais lui venir en aide et le stimuler. La perspective de la venue de Pie VII à Paris, qui d’abord ne s’était présentée à l’imagination du premier consul que sous la forme d’une décoration magnifique pour re-

  1. « J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire hier,.. La forme du gouvernement qui nous régit est la plus appropriée aux mœurs, aux besoins, aux intérêts de notre pays... Mais ce qu’on ne sent pas moins en France et même en Europe, car l’Europe y est aussi intéressée que la France, c’est que cet ordre de choses si précieux tient uniquement à votre personne, qu’il ne peut subsister et se consolider que par elle. Les convictions à cet égard seraient même à peu près unanimes, si quelques intrigans malintentionnés n’avaient l’art de semer continuellement des bruits qui tendent à faire croire que vos idées ne sont pas complètement arrêtées, que vous pourriez tourner vos regards vers l’ancienne famille régnante. Ils vont même jusqu’à donner à entendre que vous pourriez vous contenter du rôle de Monk. Cette supposition, répandue avec une grande perfidie, fait le plus grand mal... Voilà qu’une occasion se présente de dissiper toutes ces inquiétudes : la laisserez-vous échapper? Elle vous est offerte par l’affaire qui doit amener devant les tribunaux les auteurs, les acteurs et les complices de la conspiration récemment découverte. Les hommes de fructidor s’y retrouvent avec les Vendéens qui les secondent. Un prince de la maison de Bourbon les dirige... Le but est évidemment l’assassinat de votre personne. Vous êtes dans le droit de la défense personnelle. Si la justice doit punir rigoureusement, elle doit aussi punir sans exception. Réfléchissez-y bien! » (Note de M. de Talleyrand au premier consul, 8 mars 1804.)