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en nous les montrant si opposés entre eux et si différens de nous, on nous a fait perdre ce terrain commun sur lequel nous aimions à nous rencontrer.

Mais, si la critique nouvelle n’a peut-être pas les mêmes avantages, elle en a d’autres et de plus grands : elle accorde moins à l’art et aux procédés ; elle est plus large et plus vraie ; elle aborde tous les siècles sans préjugé ni parti-pris ; elle n’exige pas qu’ils se conforment aux mêmes règles, qu’ils rentrent dans le même type. Leur diversité est au contraire pour elle un charme de plus. Elle se livre à eux au lieu de vouloir les ramener à elle, et c’est le seul moyen de les comprendre. Je sais bien que, comme elle est plus complexe, plus compréhensive, elle est aussi devenue moins stable et plus remuante. En peu d’années elle a déjà changé plusieurs fois de tendance et de caractère. Quelques esprits chagrins s’en plaignent, il faut au contraire s’en féliciter : rien ne prouve mieux qu’elle est vivante. Nous assistons aujourd’hui à l’un de ces changemens. Il est visible que depuis quelque temps elle cherche à se renouveler en admettant de plus en plus chez elle un élément dont elle faisait jusqu’ici peu d’usage, la science. Tantôt elle essaie de s’approprier les méthodes des sciences exactes ; elle prétend juger l’homme et ses productions comme on classe les plantes en botanique, comme on décompose les corps en chimie ; tantôt elle cherche à profiter des merveilleuses découvertes de l’érudition et de la philologie. Cette dernière tentative est celle qui, jusqu’à présent, lui a le mieux réussi. Depuis un demi-siècle, on a retrouvé des littératures et des civilisations perdues. La critique n’est plus réduite à l’étude de l’antiquité grecque et latine, son champ d’observations s’est agrandi, une foule de faits qu’on ne connaissait pas ont été constatés. Des faits on a conclu aux lois. Les exemples qu’on avait sous les yeux ont amené à construire des théories, et l’on peut dire qu’il s’élabore en ce moment une poétique nouvelle qui n’échappera pas tout à fait aux défauts de l’ancienne, mais qui sera certainement plus sûre dans ses principes et plus large dans ses conséquences.

La partie de cette poétique qui semble le plus près d’être achevée est celle qui concerne le poème épique ; c’est de ce côté surtout que les travaux de la critique ont été dirigés. Les théories récentes qu’on a formulées à ce sujet ne sont pas inconnues des lecteurs de la Revue, on leur en a déjà parlé à propos de l’Iliade et des Nibelungen[1] ; mais il y a d’autres épopées qui leur donnent

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1866, l’article de M. Burnouf sur Otfried Müller et les origines de la poésie hellénique, et dans celle du 15 décembre celui de M. Réville sur l’épopée des Nibelungen.