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s’en est pourtant pas contenté. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Paris comment la légende s’empara de lui et ce qu’elle en fit. Il n’était pas mort qu’elle avait déjà commencé son œuvre. A mesure que la réalité s’éloignait, le peuple, selon son usage, s’empressait d’attribuer à son héros favori ce qu’il savait de tous les autres. C’est la manière habituelle dont les traditions populaires se rajeunissent partout de siècle en siècle : le fond du récit reste le même, il n’y a que les noms qui changent ; on conserve les anciennes aventures en les rapportant à de nouveaux personnages. Ce travail se fait d’une façon très naturelle. Il n’y a rien qui s’oublie si vite et qui se perde si facilement que les noms propres ; ils s’altèrent en passant d’une bouche à l’autre. Au contraire dans le même voyage les faits, s’enrichissant de tout ce que chacun y ajoute, prennent plus de saillie. Il arrive donc que les uns s’effacent tandis que les autres s’accusent, et au bout d’un certain temps il finit par y avoir un grand nombre de récits détachés de leur souche historique, ne sachant plus à qui s’appliquer et pour ainsi dire flottans dans l’air. Qu’il survienne un grand homme, et toutes ces légendes errantes iront se fixer sur lui[1]. C’est ce qui arriva pour Charlemagne. Ses prédécesseurs furent dépouillés à son profit. Quoique son histoire n’eût guère besoin d’être embellie, on le gratifia des exploits de Charles Martel, de ceux de Dagobert, et même de ceux de Clovis ; il hérita de toutes les gloires du passé. Plus tard, dans cet amas de légendes accumulées sans ordre autour de lui, il se fit comme un classement instinctif. Celles que la foule écoutait volontiers, plus souvent répétées, devinrent plus importantes. Les autres se groupèrent autour d’elles comme des incidens et des épisodes. Le caractère qu’avaient les principaux personnages dans les récits préférés leur fut attribué dans tous les autres. On les immobilisa dans certaines qualités comme dans certaines attitudes ; il fallut que partout « Roland fût preux et Olivier fût sage. » Charlemagne aussi finit par prendre une physionomie uniforme, et l’on s’habitua à se le représenter de la même façon. Sa vigoureuse jeunesse, pendant laquelle il avait accompli ses plus grandes actions, fut oubliée. On ne se le figura plus que sous les traits d’un sage et robuste vieillard : « blanche est sa barbe, et tout son chef fleuri. » Tels étaient les héros et les aventures qu’après une longue période de formation les traditions populaires livraient à l’épopée.

De quelle manière parvint-on à tirer une épopée de ces traditions ? C’est une question difficile à décider ; on la résout d’ordinaire en Allemagne en appliquant à la naissance de nos poèmes épiques

  1. Cette habitude des traditions populaires de s’accumuler toutes autour du même événement et du même personnage expliqué comment il n’y a presque jamais chez les peuples primitifs qu’un sujet épique à la fois.