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De la question générale, arrivons enfin à l’épopée. On doit bien avouer d’abord que celle qui naît dans les siècles lettrés présente à l’égard des autres une infériorité nécessaire : elle se condamne ordinairement à les imiter, et avec quelque dextérité qu’elle accomplisse ce travail, il est naturel qu’il lui en reste un peu de gêne et d’embarras ; mais elle n’imite pas toujours, elle fait aussi entrer dans son œuvre des élémens nouveaux. Il faut se demander ce qu’ils sont et si elle a raison de les accepter.

Depuis qu’on étudie avec plus de soin l’origine des littératures, on a fait une remarque curieuse, c’est que, dans les temps les plus reculés et avant toute culture savante, les principaux genres de poésie, — l’ode, l’épopée, le drame, — existent, au moins dans leur germe, chez presque tous les peuples. On ne fait guère plus que les perfectionner ou les gâter dans la suite. Il semble que l’esprit n’ait le don d’inventer des formes littéraires que dans les époques primitives. Il se sert dans son âge mûr de celles qu’il a trouvées dans sa jeunesse, et s’il témoigne si peu de scrupule à s’en servir, c’est qu’en réalité la forme est alors pour lui peu importante, et qu’il place l’intérêt ailleurs. La poésie cesse très vite d’être ce que nous l’avons vue dans les premières épopées, une œuvre complexe et anonyme animée des sentimens d’un peuple. Elle dévient bientôt un travail tout personnel. Le poète se montre dans son ouvrage, non qu’il ait besoin de parler de lui et de se mettre en scène, c’est un abus qui n’est ordinaire qu’aux littératures en décadence ; mais la manière seule dont il choisit et traite son sujet suffit pour le révéler. En le voyant éclairer d’une lumière plus vive certains personnages ou certains incidens, on devine qu’il a des préférences et ne laisse pas ses passions particulières se perdre dans les passions de tous. Il se regarde donc vivre et penser ; il s’isole des autres, et, sachant qu’ils diffèrent de lui, il les observe comme il s’observe lui-même. Le plaisir qu’il trouve à cette étude est partagé par ceux qui le lisent. Dès lors elle dévient le principal agrément de la poésie. Le cadre importe peu ; on le prend tout fait, et personne ne s’en plaint. Les analyses de sentimens et de caractères qu’on y introduit et par lesquelles on le renouvelle sont la seule chose dont on se soucie. Tous les genres ont subi ce changement aussi bien que l’épopée. L’ode a bientôt cessé d’être le récit des événemens contemporains pour devenir l’expression d’une âme qui se chante elle-même. L’art dramatique n’avait encore produit que des ébauches informes dans ces temps primitifs, mais elles avaient le caractère de toute la poésie de cette époque : qu’on chante le dithyrambe autour de l’autel de Bacchus, ou qu’on représente la passion du Christ à la porte des églises, ce sont toujours les sentimens et les croyances de la foule qu’on se contente de reproduire. Aujourd’hui une pièce de