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théâtre n’est plus qu’une conception particulière de l’auteur, l’œuvre de ses réflexions et de sa volonté. Cette révolution qui a transformé la poésie ne s’est donc pas bornée à l’épopée ; elle a atteint tous les genres à la fois. Je sais bien qu’on met entre eux, et avec raison, quelque différence : on dit que tous n’étaient pas également propres à être ainsi modifiés, que l’ode et le drame pouvaient s’acclimater plus facilement dans un état social civilisé, qu’au contraire l’essence même de la poésie épique est d’être impersonnelle et spontanée, qu’elle n’existe plus quand elle devient l’œuvre volontaire et réfléchie d’un poète. S’il en est ainsi, la discussion n’est plus qu’une querelle de mots, et il est facile de la faire cesser. Ne donnez plus ce nom vénérable d’épopée qu’aux chefs-d’œuvre de la poésie primitive. Cherchez-en un autre pour ceux des époques lettrées. Établissez tant que vous voudrez que ce sont des œuvres différentes, vous ne prouverez pas que ce soient des œuvres médiocres. Virgile, le Tasse et Milton, de quelque façon qu’on désigne leurs ouvrages, seront toujours de grands poètes. « Vous refusez, disait Addison, d’appeler le Paradis perdu un poème épique, eh bien ! nous l’appellerons un poème divin. »

Je voudrais rendre ces observations encore plus claires en prenant un exemple. Il y a un de ces poèmes dont le sort m’intéresse plus que celui des autres, et c’est précisément le plus maltraité. L’Enéide est le type et l’idéal de l’épopée savante ; c’est elle aussi qui risque le plus de perdre aux théories nouvelles. En a-t-elle autant souffert qu’on pouvait le craindre ? Je ne le crois pas. Il serait facile de faire voir que Virgile n’a pas été pris tout à fait au dépourvu par ces théories, et qu’il semble par moment les avoir pressenties. Il y avait en lui un critique profond en même temps qu’un grand poète. Personne n’eut de son temps une vue plus claire des conditions et de la nature du poème épique. Il n’a pas cru que ce fût un genre comme un autre, auquel toutes les époques étaient également favorables, et qu’il fût aussi aisé d’y réussir qu’il le paraissait aux faiseurs de poétiques. Celle de son ami Horace lui fournissait un petit recueil de recettes épiques qu’autour de lui on croyait suffisantes pour faire un bon ouvrage : il ne s’en est pas contenté. Sa façon d’imiter Homère, plus exacte, plus complète que ne l’exigeaient, que ne le souhaitaient peut-être beaucoup de ses contemporains, est celle d’un homme qui sent les difficultés de son entreprise et désespère d’y réussir par ses seules forces. Il a conscience assurément des embarras que lui causent le temps où il vit, l’indifférence railleuse des gens qui l’entourent, les timidités et les délicatesses de leur goût. Chaque fois qu’il se heurte à ces obstacles, il revient à son divin modèle et s’attache plus étroitement à lui. Je trouve un grand charme dans