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cette imitation inquiète, passionnée, où la méfiance pour soi-même et son époque se mêle à l’admiration sans réserve d’un chef-d’œuvre. Je suis avec un intérêt étrange les efforts que fait cette nature personnelle, si impressionnée par les événemens et les hommes, pour s’oublier elle-même, pour se détacher de son temps, pour se faire contemporaine de ses héros. Je me demande par quelle merveille d’habileté il a su, avec des élémens si divers, empruntés à l’Italie et à la Grèce, au présent et au passé, à la cour d’Auguste et à celle d’Évandre, à l’imagination et à l’histoire, à la civilisation et à la barbarie, construire, suivant l’expression d’un critique allemand, dans les espaces vides et le demi-jour de la fantaisie ce monde mythique où séjournent et se meuvent ses personnages. Sa gloire n’est pas beaucoup diminuée pour moi quand on me montre combien il doit aux autres dans ces créations même qui semblent le plus lui appartenir. Je sais que l’invention et l’originalité ne sont pas tout à fait la même chose, et qu’il y a une façon d’imiter qui prouve qu’on n’est pas un esprit timide ou une nature indigente. Je me souviens, par exemple, que les gens du XVIe siècle ont vécu presque uniquement de l’antiquité, se contentant de l’interpréter et de la traduire, ce qui ne les a pas empêchés d’être les plus audacieux des novateurs et de changer le monde. Certes, si l’imitation était toujours un esclavage, ils n’auraient pas d’un travail servile tiré la liberté de penser. Je ne suis donc pas disposé à faire bon marché des imitations qu’on trouve dans l’Enéide. Elles sont l’œuvre d’un homme de génie qui se rapproche de son modèle à force de le comprendre et de l’aimer, et l’âme y a autant de part que l’esprit. Cependant, quelque estime qu’elles méritent, ce n’est pas là qu’on doit placer la véritable supériorité de Virgile. Sa machine épique est celle d’Homère, il s’en est fort bien servi, mais enfin elle ne lui appartient pas. Après avoir rendu hommage à l’art merveilleux qu’il a déployé pour se l’approprier, j’avoue qu’il a d’autres qualités qui me touchent davantage, et que chez lui le poète est bien plus grand encore que l’artiste.

Les critiques l’ont beaucoup loué d’avoir fait un poème national, et il n’ont pas eu tort. De son temps, la mode était aux épopées mythologiques ; il avait donc quelque mérite à préférer l’histoire de Rome à celle d’Hercule ou de Diomède. Ce qui me frappe dans le choix de son sujet, c’est qu’il a voulu imiter les poètes primitifs, qu’il s’est laissé pénétrer par les émotions populaires, et qu’il a chanté ce qui faisait battre les cœurs autour de lui[1]. On était

  1. Il ne faut pas s’exposer à mal dire ce qui a été très bien dit ailleurs. M. Sainte-Beuve, dans sa charmante Étude sur Virgile, a montré avec quel talent le poète s’était inspiré des sentimens de ses contemporains. C’est ce qui a rendu son œuvre vivante, car, suivant la remarque de M. Sainte-Beuve, « avoir vécu une fois est la première condition pour vivre toujours. » Je renvoie à l’Étude sur Virgile tous ceux qui prétendent que l’Énéide est un poème de cabinet.