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s’arradiaient successivement un pouvoir éphémère. Au retour d’une expédition contre le fort Perowski, l’un d’eux, nommé Khudayar, trouva les portes de sa capitale fermées ; pendant qu’il combattait à la frontière, un de ses rivaux avait été élevé « sur le feutre blanc, » cérémonie d’origine fort ancienne qui présente une grande analogie, avec la coutume pratiquée chez les Germains de porter sur le pavois les chefs nouvellement élus. L’usurpateur avait su gagner à sa cause les chefs les plus influens. Une armée affaiblie par une longue marche, démoralisée par les échecs qu’elle venait d’essuyer en combattant les Russes, ne pouvait songer à lui disputer la capitale. Résolu cependant à tirer vengeance des rebelles, Khudayar s’enfuit dans le khanat de Boukhara, et implora la protection de l’émir. Mozaffar, qui n’attendait qu’une occasion de s’immiscer dans les affaires du Kokand, accueillit sa demande avec empressement ; il réunit en toute hâte ses forces disponibles et prit en personne le commandement de l’armée, annonçant hautement l’intention de ne rentrer dans ses états qu’après avoir soumis tout le pays jusqu’aux frontières de la Chine.

Il tint parole. En vain les habitans, stimulés par la haine traditionnelle que leur inspiraient les Boukhares, opposèrent une résistance acharnée ; en vain les ulémas déclarèrent kafir (infidèle) l’envahisseur de leur patrie et prêchèrent contre lui la guerre sainte ; en vain les femmes elles-mêmes combattirent sur les remparts avec un courage héroïque : la marche de Mozaffar ne fut qu’une suite de triomphes. Kokand l’enchanteresse, Tachkend, Khodjend tombèrent l’une après l’autre en son pouvoir. Maître du pays, le vainqueur le partagea en deux provinces, donna l’une à son protégé Khudayar, et mit à la tête de l’autre un enfant dont il se déclara le tuteur. Par ce moyen, il se réservait de fait une autorité qu’il n’osait ouvertement exercer, dans la crainte d’exaspérer la population et de la pousser à une lutte désespérée. Cette modération calculée n’empêchait personne de voir en lui le véritable souverain du Kokand ; Samarcande et Boukhara firent éclater des transports de joie, et le retour de l’émir fut célébré par des fêtes magnifiques, dans lesquelles le riz, le mouton, le suif et le thé furent distribués à la foule avec une prodigalité fabuleuse. Dans l’enivrement de son orgueil, le peuple saluait en Mozaffar un nouveau Timour, appelé à réduire sous sa domination la Chine, la Perse, le Caboul, l’Inde et l’Europe ; il voyait déjà le monde partagé entre leur prince et le sultan de Constantinople. L’émir ne prévoyait pas alors dans quels embarras ses victoires allaient le plonger, et combien le protectorat qu’il assumait lui coûterait cher. En abaissant le Kokand au rôle de province tributaire, il s’était obligé par le fait à le défendre contre