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Je ne discuterai pas la question de race, si souvent invoquée pour justifier la spoliation et la cruauté. Les soldats de police qui viennent de se montrer si fermes, et si braves ne sont-ils pas des Irlandais aussi bien que les fenians ? Y a-t-il de plus hardis matelots dans le monde que les Gallois et les Bretons ? ne sont-ils pas, comme les Irlandais, de race celtique ? C’est d’ailleurs une erreur historique de croire que les races ne se sont pas mêlées en Irlande comme dans le reste de l’Europe. Dublin et Waterford sont des colonies danoises ; Galway est une colonie espagnole. Du xie au xvie siècle, une foule d’établissemens anglais se sont formés en Irlande, et, par un singulier jeu de la fortune, les protestans du nord plantés sous Jacques Ier (pour me servir de l’expression consacrée) sont de race celtique, — des Écossais des îles, — tandis qu’une portion considérable des catholiques du sud et de l’ouest descendent des Saxons dépossédés par Cromwell, lorsqu’il distribua les terres du Leinster et du Munster entre les aventuriers qui lui avaient prêté de l’argent et les soldats de son armée dont la solde n’avait pas été payée[1]. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’en Irlande la misère a ses traditions. Elle garde dans son cœur le souvenir indistinct et passionné d’un ordre social à jamais disparu. La civilisation moderne, mieux appropriée assurément aux destinées futures de l’humanité, s’est présentée à elle sous la forme de l’injustice, de la spoliation et du déshonneur national. Le bien a pris l’aspect du mal, et le sentiment s’est révolté contre la raison. C’est ce qui faisait dire souvent à l’un des enfans les plus dévoués de ce pays, lord William Fitzgerald : « L’Irlande est un paradoxe vivant. » À mon sens, l’affaire des fenians est un simple incident dans l’histoire des malheurs de l’Irlande, un incident douloureux, qui deviendra, suivant la conduite du gouvernement anglais, le point de départ d’une situation meilleure ou d’une profonde aggravation de misère. Je vais donc raconter les faits particuliers, pour arriver ensuite à des conclusions générales.

On sait que le fenianisme vient des États-Unis. Aussitôt la guerre civile d’Amérique terminée, les Irlandais américains qui avaient combattu avec le nord résolurent d’attaquer la domination anglaise, et dans cette pensée formèrent une association appelée la fraternité feniane, du nom de Fenius, roi de Phénicie, l’ancêtre légendaire

  1. On peut lire le récit exact, et en quelque sorte authentique, du partage des terres, en Irlande sous Cromwell dans le livre de M. Prendergast, intitulé The Cromwelian settlement in Ireland, Londres 1865. On y verra, par des preuves irrécusables, que les Anglais précédemment établis en Irlande n’ont pas été mieux traités alors que les Irlandais. Ils ont été refoulés avec ceux-ci derrière le Shannon, sous la dénomination d’Anglais dégénérés.