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grands contemplateurs, pour ces fondateurs primitifs d’ordres religieux ; mais il y avait une considération plus pratique qui disparaît aisément sous les fleurs de la légende : c’est que le père de Placide, le patricien Tertullus, possédait sur ces hauteurs un domaine qu’il donna aux fugitifs de Subiaco.

C’est là que Benoît résolut de planter sa tente, d’établir cette communauté à laquelle il a laissé avec son nom la règle qui a été le premier, le plus parfait modèle de la législation monastique ; c’est là, sur ces sommets, à la place du temple d’Apollon, qu’il posa la première pierre de cette abbaye bien des fois battue en brèche, toujours relevée, et qui depuis treize siècles est restée la maison-mère, comme le mont sacré de l’ordre bénédictin. Le monde a bien souvent changé de face : depuis treize cents ans, l’abbaye est demeurée debout, opulente ou appauvrie, environnée des mêmes campagnes, en présence du même paysage, immobile, dirai-je, dans la splendeur impassible de son site au milieu des mouvantes péripéties de l’histoire. Depuis treize cents ans en effet, du haut de son roc, elle a vu tourbillonner à ses pieds les événemens et les hommes, se succéder les révolutions et les dominations. Les barbares ont campé dans la plaine, et un de leurs chefs s’est arrêté, désarmé et vaincu, devant le moine descendant de son sanctuaire pour lui reprocher ses iniquités. Les soldats des empereurs d’Allemagne, en se précipitant vers le midi de l’Italie, ont guerroyé dans ces campagnes, jusque sur ces pentes abruptes, autour du monastère qu’ils ont assailli. Souabe et Anjou se sont disputé ce sol. Les armées de la France et les armées de l’Espagne se sont entre-choquées aux bords du Garigliano, et la république française a promené son drapeau jusqu’à San-Germano, en attendant que l’Italie d’aujourd’hui vînt recueillir l’héritage de toutes ces dominations.

Les murs mêmes de l’abbaye sont pleins de souvenirs et gardent encore la trace de tous ceux qui y sont passés de siècle en siècle. Des fils et des frères de rois francs ou lombards sont venus y chercher le repos, l’oubli des grandeurs humaines sous le froc du moine. Charlemagne s’y est arrêté au retour d’une expédition dans l’Italie méridionale, et, revenu en France, il écrivait à l’abbé une lettre singulière en vers. « Va, disait-il en s’adressant à sa lettre, prends ton vol le plus rapide, et, franchissant forêts, collines et vallons, arrive jusqu’à la sainte demeure du bienheureux Benoît. Là un repos assuré attend ceux qui y viennent pleins de fatigue ; là l’étranger trouve en abondance pain, légumes et poissons… » Grégoire VII, obligé de quitter Rome dans le feu de ses luttes contre les empereurs, a cherché un refuge au Mont-Cassin, en s’en allant mourir dans son exil de Salerne, et après lui bien des papes ont gravi la