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montagne bénédictine. Saint Thomas d’Aquin a été oblat du couvent avant de refuser par modestie d’en être l’abbé. Des artistes, Luca Giordano, Bassano, ont couvert les murailles de leurs peintures. Des poètes ont bercé sur ces hauteurs les agitations de leur esprit. Combien d’hommes, obscurs ou illustres, savans ou grands de la terre, ont reçu la même hospitalité, depuis Charlemagne jusqu’à nos contemporains les moins enthousiastes de la vie monastique ! Avec les noms de tous ceux qui ont passé sous ce toit, on ferait presque l’histoire des révolutions morales de l’Occident, et quelques-uns de ces noms attesteraient certes les vicissitudes des choses, — témoin ce petit épisode, qui n’est peut-être pas le moins curieux des annales bénédictines. Il y a des années déjà, sans sortir toutefois de l’ère contemporaine, un étranger visitait l’abbaye ; il parcourut la maison, s’arrêta dans la salle des archives, et parmi les manuscrits anciens qu’on lui montra il en remarqua un qui semblait plus récent. Il demanda ce que c’était ; l’archiviste lui répondit en rougissant que c’était une histoire de l’abbaye dont il était l’auteur. — Et pourquoi, dit le visiteur, ne pas publier cet ouvrage, qui doit être intéressant à tant de titres ? — Par la raison, dit le religieux, que notre maison est pauvre, accablée de charges, et qu’il est plus urgent de relever nos murailles, qui tombent, que de faire imprimer une œuvre destinée à périr avant même d’avoir vu le jour. — L’étranger parut surpris et ne dit rien. Peu de jours après, l’abbé du Mont-Cassin recevait la somme nécessaire pour faire imprimer le manuscrit. Le livre était l’Histoire du Mont-Cassin du père dom Luigi Tosti, connu depuis pour ses travaux. Le visiteur qui reconnaissait ainsi une gracieuse hospitalité d’un instant n’était autre qu’un des membres d’une famille israélite fort célèbre en Europe. Un Israélite servant de parrain à l’histoire d’une abbaye écrite par un moine ! il y a des jeux bizarres de la fortune.

Cette histoire n’est plus à refaire. Elle a été pieusement retracée par le père Tosti, elle vient d’être écrite de nouveau par M. Dantier. Je voudrais seulement dégager quelques traits caractéristiques. C’est chose frappante comme les institutions promises aux plus grandes et aux plus durables destinées ont le plus souvent une humble origine, comme elles naissent d’une pensée simple et profonde, pure de tout calcul, de toute préoccupation ambitieuse ou vulgaire. Lorsque le fils d’un petit marchand du XIIe siècle, François d’Assise, dans l’élan d’une âme ardente et naïve, attroupait les multitudes de l’Ombrie en leur prêchant le culte de la pauvreté, en relevant de sa religieuse, de sa poétique parole les mendians et tous les déshérités de la vie, il ne se doutait pas qu’il était le père d’un ordre innombrable qui allait perpétuer sous une forme visible et collective cette pensée toute morale de détachement des biens terrestres