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de M. Thiers, gai, bienveillant et politique jusque dans sa bienveillance. Mais les pages les plus curieuses de cette partie du journal sont de beaucoup celles où de Vigny raconte sa visite à Royer-Collard. — C’est l’ébauche d’une excellente scène de comédie que cette conversation entre le vieillard impérieux et acerbe et le solliciteur susceptible et hautain ; tout l’avantage, n’en déplaise aux admirateurs quand même des boutades souvent excessives de l’illustre doctrinaire, est cette fois du côté d’Alfred de Vigny. Quant au fameux discours de M. Molé, il est inutile de demander s’il en est longuement question ; la blessure, on le sent, a porté à fond, et il est évident que, si leurs âmes se sont rencontrées dans les royaumes de l’éternité, elles se seront froidement écartées l’une de l’autre, ou se seront fait telles impertinences de nature à nous inconnue, qui sont d’usage dans le monde des purs esprits ; peut-être même, tant la rancune est invétérée, le poète aura-t-il soumis la querelle à l’arbitrage d’un tribunal composé de ces séraphins qui doivent avoir nécessairement quelque penchant pour le poète de leur sœur Éloa. Il est probable que les anges, qui jugent selon les lois de la seule charité, auront condamné M. Molé ; mais nous, qui devons conformer notre jugement aux lois très compliquées de ce bas monde, nous dirons que, sans vouloir justifier ni même excuser l’agression vraiment cruelle de M. Molé, nous lui découvrons tant de motifs et de si naturels, les mobiles mondains étant connus, qu’elle nous paraît très explicable. Bien mieux, si la souffrance très légitime que causa cette blessure à M. de Vigny avait laissé à son jugement quelque liberté, s’il avait pu se rendre compte des motifs de son adversaire, il n’est pas probable que le souvenir de cette célèbre séance académique eût laissé dans son âme une si longue trace. Au premier abord, cette agression semble gratuite ; elle ne l’était pas. Est-ce que vous n’avez pas remarqué cent fois dans le monde qu’il y a des gens qui, sans que nous nous en doutions, ont à exercer contre nous des représailles qui ne sont pas toujours sans légitimité ? Certaines hostilités nous surprennent parfois ; mais, si nous réfléchissons, nous nous apercevons qu’il est telle personne que nous offensons par la forme même de notre esprit, que dis-je ? par le fait même de notre existence. Tel était le cas de M. de Vigny vis-à-vis de M. Molé ; il n’était pas un de ses écrits qui ne fût indirectement une offense pour son illustre collègue, en sorte qu’il était à peu près impossible que les choses se passassent autrement qu’elles ne se passèrent. Je laisse de côté ceux de ces motifs d’hostilité qu’un célèbre critique a indiqués ici même et dont lui seul peut être bon juge, puisqu’il assistait à la séance de réception et qu’il a pu se rendre compte, par exemple, de l’effet nerveux produit