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et c’est ce que nous avons fait sans scrupule. Heureusement toutes ces petites révélations, si tristes qu’elles soient, n’enlèvent rien à la valeur du poète et ne tachent en rien l’hermine de sa muse. Les pensées amères de ce recueil seront certainement le premier chagrin que cet homme excellent et esclave de la politesse aura fait éprouver à ses amis. La sympathie pour l’homme sort de cette lecture un peu froissée, mais l’admiration pour le poète n’en reçoit aucune atteinte. Notre siècle est friand de détails intimes, mais ce goût très légitime a ses excès et ses erreurs. Oh ! qu’ils étaient souvent bien inspirés, ces anciens qui, pour faire le portrait d’un homme célèbre, se bornaient à énumérer ses actions, ses titres reconnus à l’admiration publique, ses œuvres réelles, authentiques, et laissaient ses paroles dites en l’air ou ses chiffons de papier s’envoler au gré du vent qui souffle ! Faisons comme eux, et pour corriger ces impressions fâcheuses qu’il n’était pas en notre pouvoir de ne pas ressentir, relisons les œuvres d’Alfred de Vigny, et jugeons-le par ce qu’il nous a laissé. La tâche n’est ni lourde ni difficile, car sa muse était aussi sobre que discrète, et ses écrits sont aussi rares par le nombre que par la qualité.

Je vais étonner peut-être bien des lecteurs en leur disant que la faculté distinctive de M. de Vigny, c’est l’intelligence, et pourtant rien n’est plus vrai. Son imagination n’est que de second ordre, mais son intelligence élevée, subtile, à la fois chimérique et de portée sérieuse, est vraiment remarquable. Plus qu’aucun de ses confrères en romantisme, il a tenu compte de la pensée et de ses droits ; jamais il ne s’est servi de la parole que pour exprimer une idée qui, vraie ou fausse, a toujours été une idée véritable. Les thèses qu’il a soutenues sont souvent hasardées, elles ne sont jamais vulgaires ni puériles ; elles sont de celles qui arrêtent la réflexion au passage, qui sont propres à faire hésiter le jugement et qu’on ne rejette, quand on les rejette, qu’après un long et attentif examen. Telles sont les thèses sociales qu’il a soutenues dans Stello, Chatterton, Servitude et Grandeur militaires ; telle est la thèse historique et politique qu’il a soutenue dans Cinq-Mars, thèse qui, à l’apparition de ce roman, dut passer pour un paradoxe réactionnaire auprès des adeptes de l’école historique alors régnante, mais qui depuis a eu l’honneur d’être plusieurs fois reprise par d’illustres libéraux, repentans d’avoir trop cru que le nivellement monarchique était nécessaire pour amener en France la liberté. Il a été le premier romantique véritable. Le premier, il a eu l’instinct de la nécessité d’une rénovation littéraire, du sens dans lequel devait se faire cette rénovation, et des formes par lesquelles les nouveaux principes devaient s’exprimer. C’est à lui, comme nous l’avons déjà dit, que le romantisme doit son triomphe au théâtre par sa traduc-