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langage s’est trouvé si changé, qu’il en a presque été méconnaissable : nous voulons parler de cette série de poèmes philosophiques qui ont paru après sa mort sous le titre des Destinées. C’est un recueil remarquable, et nous accordons volontiers avec M. Sandeau que ces poèmes, plus sobrement imagés et plus sévères de ton que leurs aînés, contiennent les pages les plus fortes, les plus viriles que de Vigny ait écrites ; mais on sent partout l’effort, le tâtonnement, l’incertitude : on dirait quelqu’un qui a besoin de rapprendre une langue qu’il n’a pas parlée depuis longtemps. Supérieures par la pensée à ses précédentes poésies, ces dernières venues n’ont cependant pas le même charme. C’est qu’il leur manque la grâce de la jeunesse, cet enivrement contagieux qui se communique si aisément au lecteur, ce parfum de printemps et cette lumière d’aurore qui feraient paraître adorables les plus grandes pauvretés. Aussi, malgré l’accent plus mâle de ce dernier recueil, nous continuons à préférer le premier son de voix du poète, pour nous plus harmonieux et plus captivant.

Nous avons dit tout à l’heure que le talent de de Vigny avait ses origines dans l’art et dans ce qu’on peut appeler la poésie des manières du XVIIIe siècle ; mais son imagination avait en prédilection une autre époque encore, cette période orageuse, factieuse, qui n’est qu’une première fronde plus longue et plus sanglante que l’autre, la période Louis XIII. Cette dernière et énergique résistance des grands seigneurs à l’autorité royale causait à son âme de poète un véritable attendrissement ; il y sentait comme le dernier soupir de la liberté dans l’ancienne France, et il a su en parler avec une piété et une mélancolie éloquente vraiment communicatives. Deux fois il a fait revivre les personnages de cette période, dans son drame de la Maréchale d’Ancre et dans son roman de Cinq-Mars. Nous ne dirons rien de la Maréchale d’Ancre, qui, malgré une ou deux scènes émouvantes, est une des œuvres les plus faibles qu’il ait écrites ; mais Cinq-Mars conserve encore aujourd’hui un véritable intérêt, comme tous les livres qui portent fortement l’empreinte de l’époque où ils furent créés. Ce roman en effet, quelle que soit sa valeur intrinsèque comme œuvre d’art, a le mérite d’être un miroir extrêmement fidèle de l’esprit de la restauration. À la fois très royaliste et très libéral, plein de piété monarchique et plein de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, il porte le double caractère de la restauration. Les couleurs si fortement tranchées et en apparence si inconciliables des deux grands partis qui, à cette époque, se disputèrent la société sont fondues habilement en une nuance mixte qui n’a rien d’indécis. Un royaliste aurait pu signer la plupart de ces pages, mais un voltairien pouvait applaudir avec enthousiasme à l’esprit de tolérance qui