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déteste le plus quand il est à terre, c’est l’ombre même d’une surveillance quelconque. Ne va-t-il point enfin être son maître et dépenser son argent comme il l’entend ? « Le cormoran n’aime point la cage, » me répondit un vieux matelot anglais à qui je représentais qu’il ferait mieux d’aller au sailor’s home plutôt que de se faire rançonner dans une obscure maison de Wapping où il était mal nourri et mal logé. Beaucoup d’autres sont de son avis. À quoi sert de déclamer contre les sombres tanières où le requin de terre entraîne le matelot et contre les guenilles dont l’affuble le slop dealer ? Ces antres après tout ont pour lui des charmes, il y fait ce qu’il veut ; ces guenilles lui sont chères, elles couvrent son indépendance.

À Dieu ne plaise que je prenne ici contre le sailor’s home le parti des marins ennemis de leurs propres intérêts ! Ces institutions ont rendu de très grands services et peuvent en rendre encore davantage. Tout y est bien ; si j’osais exprimer entièrement ma pensée, je dirais que tout y est trop bien. Aussi longtemps que les directeurs de ces institutions voudront en faire des écoles de morale, ils ne prêcheront guère que les convertis. Les plus vertueux d’entre les marins, ceux qui ont déjà des habitudes d’ordre et de sobriété, trouveront sans contredit dans ces maisons un refuge contre la fraude et contre les tentations des grandes villes ; mais le reste de la famille maritime demeurera plus ou moins en dehors des bienfaits du sailor’s home. Entre les crimps, qui sont le fléau des équipages à terre, et des institutions fondées surtout par une idée religieuse, n’y aurait-il point place pour des établissemens où le commun des matelots se trouverait à l’abri de tout un système d’extorsions sans rien sacrifier de son bon plaisir ? Si des hommes à intentions généreuses ont beaucoup fait dans ces dernières années pour améliorer le sort du matelot anglais, ne reste-t-il point, pour le gouvernement, quelque chose à faire dans une autre voie en décourageant par des lois sévères les manœuvres frauduleuses des logeurs, et en favorisant ainsi l’érection d’honnêtes maisons garnies qui ne spéculeraient plus sur l’innocence du marin ? Une nation dont l’indépendance s’appuie avant tout sur la mer a naturellement tout intérêt à protéger par des mesures efficaces les hommes qui se dévouent pour la défense du pays. Le véritable rempart de la Grande-Bretagne n’est ni dans les vaisseaux de bois, aujourd’hui détrônés, ni même dans les navires de fer, dont l’avantage sur les autres flottes cuirassées est encore assez douteux ; ce rempart, c’est dans le cœur du marin anglais qu’il faut le chercher. N’est-ce point alors un devoir pour l’état de mettre l’honneur et le bien-être du matelot à l’abri des oiseaux de proie des grandes