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à la majesté de son vaste empire et aux intérêts de ses vieux soldats[1]. » L’empereur était sévère pour lui-même quand il portait ce jugement; l’état de guerre devenant l’état normal de la France, l’existence de la garde impériale ne pouvait soulever de critique fondée tant qu’elle conservait ces proportions restreintes, et qu’elle restait sous la main d’un souverain qui était en même temps le meilleur des généraux de bataille.

Telle était l’armée qui, par ses exploits plus encore que par le nombre, restera toujours la « grande armée; » telle elle était à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Auerstedt, à Eylau, à Friedland. Cruellement décimée par ses victoires, mais assez fortement organisée pour conserver son caractère et l’imprimer aux levées qui s’incorporaient dans ses rangs, telle elle partit pour aller se disséminer et s’anéantir dans le gouffre de la guerre d’Espagne.

La grande armée était entrée dans la Péninsule pour réparer le premier revers de l’empire. Une cruelle expérience venait de se faire. Les conscrits versés dans les régimens du camp de Boulogne devenaient de vieux soldats en quelques jours. Les « légions, » formées de conscrits qu’on encadrait avec des officiers et des sous-officiers pris de toutes parts, étaient exposées à de funestes accidens. Les entraînemens de la politique ne permirent pas à Napoléon de tenir compte de la leçon de Baylen. Il fallut recommencer, pour aller à Vienne en 1809, les mêmes improvisations que pour aller à Madrid en 1808. Parcourez les volumes récemment publiés de la correspondance de Napoléon; vous retrouverez à chaque page les mots de « division provisoire, régiment de marche, bataillon provisoire, légion de réserve. » Ces formes diverses ont un même sens; elles signifient des réunions de soldats et d’officiers inconnus les uns aux autres, dont les shakos portent vingt numéros différens, des agglomérations d’hommes formées pour une destination temporaire, mais auxquelles la nécessité donne bientôt un caractère permanent. L’un après l’autre les régimens s’éparpillent entre les bouches du Cattaro et le Texel, entre Hambourg et Tarente, entre Cadix et l’Oder. Il faut des créations nouvelles pour déguiser la perte de force et aussi, hélas! la consommation d’hommes qui résulte de ce perpétuel va-et-vient. Il faut former des quatrième et cinquième bataillons pour ne point dire à quoi sont réduits les trois premiers. Pour qu’on ne remarque pas l’absence de tant de régimens, il faut donner des noms nouveaux à ceux qui les remplacent : fusiliers, flanqueurs, tirailleurs, éclaireurs, etc. Il faut augmenter la garde au-delà de toute mesure. Ln 1806, Napoléon considérait comme un sacrifice un corps d’élite de 7,000 hommes; en 1812, il l’avait porté

  1. Lettre à Joseph, du 22 avril 1808.