Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/535

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rions de moins un roman qui d’abord est un peu vieux, qui de plus est passablement prolixe, et qui en fin de compte prouve qu’on peut avoir la conversation la plus ingénieuse, la plus séduisante, sans savoir écrire.

A quel moment de sa vie Mme de Boigne avait-elle écrit ce roman? On ne peut trop le dire. Elle a dû le retoucher, y remettre la main plus d’une fois. Ce n’est pas à une date bien ancienne qu’elle aurait pu parler de choses palpitantes d’actualité et qu’elle aurait pu représenter une jeune femme comme médusée par un tableau. D’un autre côté, il est bien certain que ce roman d’une Passion dans le grand monde est un peu vieux de ton et de couleur. Il s’en dégage comme un parfum d’ancienneté. On se reporte involontairement aux beaux temps de la restauration. Si l’auteur eût publié son roman il y a quarante ou cinquante ans, il aurait eu peut-être du succès; il eût été dans le ton du jour, et le nom de l’auteur eût doublé l’intérêt du livre. Il est vrai qu’il eût été peut-être aussi un peu compromettant, si, comme on le dit, sous des noms d’emprunt se cachent des personnages qui ont vécu, et si la fiction ne fait que déguiser des aventures réelles. Aujourd’hui le roman de Mme de Boigne ne compromet rien ni personne assurément; il tombe dans un monde qui en a vu bien d’autres, dont les idées, les mœurs, les goûts, les héros, les ridicules ont changé déjà plus d’une fois. Il ressemble un peu à une exhumation archéologique qu’il faudrait scruter, interroger pour en saisir le sens et la finesse. Terrible fatalité des romans qui ne paraissent pas à leur saison et qui restent dans les papiers posthumes d’une femme d’esprit occupée de son vivant à gouverner le monde! C’est là le premier inconvénient; le second, c’est que cette histoire est vraiment un peu longue, un peu diffuse, et ressemble moins au récit d’une femme du monde qu’à l’œuvre laborieuse d’un romancier se piquant de compliquer une action et d’enchevêtrer des aventures. Le premier mérite d’un roman écrit par une femme du monde, j’ose le dire, c’est d’être court, parce qu’alors elle y met ce qu’elle a vu, ce qu’elle a observé, ce qu’elle a senti quelquefois; elle ne raconte que ce qu’elle sait bien.

Lorsqu’à une époque où Mme de Boigne n’était déjà plus jeune, Mme de Duras écrivait ces charmans ouvrages d’Ourika, d’Edouard, qu’on ne lit plus guère et qu’on devrait relire de temps à autre, ne fût-ce que pour se rafraîchir l’esprit, elle mettait en quelques pages d’un style simple, rapide et naturel ce qu’elle avait peut-être raconté la veille dans son salon, ce qu’elle avait pu voir de ses propres yeux, ce qu’elle avait senti avec son propre cœur, et c’était certes le plus noble des cœurs. Elle restait dans la mesure de ce que j’appellerai l’art féminin, qui est en quelque sorte un art tout personnel : au-delà, ce n’est plus l’art féminin, c’est l’art proprement dit avec ses conditions, ses complications, ses nécessités d’invention et d’arrangement, et ce je ne sais quoi d’impersonnel qui est la marque des créations d’un ordre tout littéraire. Il y a sans doute des femmes de génie qui portent sans faiblir le fardeau des vastes conceptions. Celles qui