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brisées qui excitent au moins les regrets de la foule, combien de forces disparues, combien de grâces ensevelies, dont on n’a pas même su qu’elles fussent une espérance ! Ainsi était morte au mois d’août 1766 Mlle Randon de Malboissière, aimée, admirée du cercle brillant où elle avait déployé tant de promesses, le lendemain inconnue du monde, qui ne soupçonnait même pas ce qu’il avait perdu. Vieille histoire, et qui perpétuellement se renouvelle ! La terre est pavée de ces tombes où furent enfouis des trésors ignorés.

Or il arrive que, cent ans après, une main délicate, fouillant avec respect dans des papiers de famille, y trouve une collection de lettres signées d’un nom inattendu, d’un simple nom de baptême qui pourrait bien être un nom de fantaisie. Heureuse trouvaille ! La personne à qui est échu ce bonheur parcourt ces pages jaunies par les années. Quelle grâce ! quelle fraîcheur ! comme la société de l’ancien régime y revit naturellement ! C’est un coin du XVIIIe siècle, une oasis perdue dans les aridités brillantes et les tumultueuses arènes. Prenons garde, cette petite découverte géographique peut rectifier sur plusieurs points la carte de l’époque. Il y avait bien certainement, au milieu de ce monde en travail, plus d’une oasis pareille à celle-là. C’est une erreur commune de juger un siècle sur les grands bruits qui s’y font. Les écrivains qui considèrent le XVIIIe siècle en bloc, soit pour l’exalter, soit pour le maudire, n’en ont pas, ce me semble, une idée complète et juste. Le bien ne fait pas de bruit, disait le doux Saint-Martin. Quel honnête homme de nos jours consentirait à voir juger définitivement le XIXe siècle sur les choses qui font le plus de bruit parmi nous ? Toutes ces pensées, j’en suis sûr, devaient se présenter à l’esprit de l’éditeur à mesure que ces lettres de l’inconnue se déroulaient sous ses yeux. Une image charmante de l’ancienne société française lui apparaissait dans cette correspondance de deux jeunes filles. Nous aussi, sans exagérer la valeur de ces pages aimables, comme Mme de Lagrange est trop disposée à le faire, nous y signalons volontiers ce qui peut intéresser l’étude des idées et des mœurs. L’histoire littéraire ne dédaigne aucun document ; comment refuserait-elle un regard de sympathie à ces reliques perdues que le hasard vient de nous rendre ? Si l’on ne trouvait ici que l’ancien monde avec ses dons brillans, sa politesse accomplie, son insouciance légère, ce ne serait qu’un tableau ajouté à tant d’autres ; un caractère nouveau à observer, grâce aux confidences sans apprêt de Laurette de Malboissière, c’est ce fonds d’honnêteté demeuré intact au milieu des influences malsaines. — Un fonds d’honnêteté ! bien plus encore, un fonds de traditions chrétiennes vraiment curieuses à examiner de près, traditions à la fois superficielles et tenaces, assez larges pour laisser l’esprit ouvert à toutes les nouveautés séduisantes, assez fortes pour défendre le cœur contre les pièges funestes. En retrouvant ces choses en plein XVIIIe siècle, et c’est là un sujet trop négligé des écrivains qui ont tracé la vie morale de cette époque, l’historien philosophe ne s’étonne plus que la société française, après les bouleversemens de la tempête, soit