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qu’ils continuent leurs devanciers, soit qu’ils tentent des routes Inconnues, nous serons aussi attentifs à leurs efforts que nous sommes sympathiques aux études du passé. Tous les genres sont bons, pourvu qu’on touche le but. Charmer l’esprit, élever l’âme, voilà désormais la seule règle ; les sujets ne font rien à l’affaire. Est-ce notre faute si les créations du roman n’occupent pas dans ces bulletins la place que nous voudrions leur donner ? Pouvons-nous changer ce qui est et fermer les yeux à l’évidence ? Pouvons-nous ne pas reconnaître que la critique et l’histoire maintiennent leur rang avec honneur tandis que l’imagination subit de si fréquentes éclipses ?

Voici pourtant un souffle de poésie virile et tendre qui nous arrive de nos contrées du midi. On n’a pas oublié le bruit qui s’est fait, il y a huit ans, autour de la Miréio de M. Frédéric Mistral. Un poète nous était ne sur les sillons dorés de la Provence, un poète sans maître et sans modèle, sans autre maître que l’instinct, sans autre modèle que l’immortelle nature. Des admirations tumultueuses éclatèrent. C’était la poésie primitive, c’était l’inspiration puisée à sa source qui apparaissait tout à coup au milieu de nos raffinemens. Sans lettres, sans culture d’aucune sorte, un enfant de la terre nourricière, un paysan des bords du Rhône avait retrouvé la grandeur épique interdite aux disciples de l’art en nos littératures corrompues. On alla jusqu’à prononcer le nom d’Homère. Il y avait de quoi étouffer l’œuvre naissante, si une valeur incontestable ne l’eût défendue contre les retours de l’opinion. Écarter ces chimères, ramener les choses au vrai point, dire comment s’était formé l’habile chantre rustique, c’était rendre un meilleur service à M. Mistral. On l’essaya ici même[1]. Le public sut alors que l’auteur de Miréio était un esprit des plus cultivés, une intelligence initiée à la tradition des maîtres et chez qui les grandes voix poétiques de nos jours avaient éveillé de généreuses ambitions ; il sut aussi que M. Mistral, formé à l’école de plusieurs chantres vraiment populaires aux bords de la Durance, avait voulu franchir les limites de cet humble domaine et obliger Paris, c’est-à-dire la France entière, à s’occuper de cette renaissance provençale. M. Frédéric Mistral est donc un artiste, et un artiste préoccupé de choses très compliquées, un artiste qui veut ressusciter un idiome disparu, qui combine pour cela plusieurs dialectes de cet idiome, qui destine ses œuvres aux lecteurs les plus différens, qui tient à honneur certainement de charmer les gens du midi, mais qui serait désappointé de ne pas étonner un peu les hommes du nord. Ah ! certes, si on y regarde de près, que de combinaisons habiles, que d’ingénieux artifices ! Et en même temps, — voilà l’originalité de M. Mistral, — ce poète philologue, cet arrangeur industrieux a véritablement le sens des choses primitives, il a le goût du simple et du grand ! on voit qu’il a sucé

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1859, la Nouvelle Poésie provençale, MM. J. Rownanille, Th. Aubanel et Frédéric Mistral.