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réalité ; mais, s’il faut reconnaître qu’ils sont tout au plus des exceptions, on ne peut leur refuser cette logique intérieure, âme de toute existence, qui se traduit en détails innombrables et dont l’expression multiple rend l’individu impossible à définir : l’art à ce point de perfection est un magicien qui simule la nature et qui prête une vie vraisemblable même à ce qui n’a jamais été. Pour dernière séduction, la comédie de M. Dumas a le style, et c’est par là peut-être qu’elle se distingue le plus de ce qu’on nous a depuis longtemps accoutumés à voir au théâtre. En voilà bien assez pour expliquer le succès qu’elle obtient. Elle a pourtant, comme toutes les pièces de M. Dumas, un autre genre d’intérêt qui n’y a pas peu contribué : l’action roule tout entière sur une question irritante, qui commence par éveiller l’esprit et ne tarde pas à le mettre aux abois. Les thèses de cette espèce tiennent une si grande place dans le théâtre de M. Dumas, qu’on ne saurait dire si elles sont un simple artifice dramatique ou bien un témoignage involontaire des préoccupations du penseur. Le fait est qu’à côté d’un artiste consommé on aperçoit partout chez lui un moraliste subtil, aventureux, et qu’on ne découvre pas toujours au premier coup d’œil la ligne qui sépare le premier du second. En touchant ainsi aux questions les plus vives, en jetant au travers d’une comédie les idées les plus téméraires, M. Dumas n’aurait-il à cœur que de troubler la stagnation de l’opinion usuelle ? M. Dumas a le don de provoquer la discussion, et il en use volontiers ; mais on ne le voit guère marcher qu’à côté de la grande voie : tantôt il s’arrête sur des difficultés réelles aux solutions les plus douteuses, tantôt il s’épuise sur des questions de fantaisie à la recherche de solutions introuvables. Dans les Idées de Mme Aubray par exemple, il oppose les rigueurs impitoyables de l’opinion commune au pardon sans réserve exigé par une charité qui n’est à ses yeux que de la justice : il oublie que la sagesse n’est pas une science exacte, qu’elle ne comporte qu’en des circonstances très rares cette option absolue entre les conditions de l’existence sociale et les lois de la conscience, qu’en un mot l’art de vivre est avant tout l’art de transiger.

Au surplus, ces observations ont peut-être le tort de tomber à faux. De quel droit rendons-nous l’auteur responsable du parti que prennent ses héros ? Le dénoûment sort des caractères et des situations qu’ils engendrent ; rien ne dit que M. Dumas prétende l’ériger en exemple à suivre. Du moins est-il incontestable qu’il garde soigneusement son secret, et qu’il procède de façon à nous laisser dans le plus grand embarras. Si vous regardez au dénoûment de la pièce, il n’y a pas lieu d’hésiter sur la pensée de l’auteur : à lui l’honneur ou la responsabilité de l’héroïsme de Mme Aubray ; dans le conflit de l’opinion, qui flétrit à jamais la chute, et de l’amour, qui la rachète et l’efface, l’opinion est vaincue et humiliée. Regardez-vous au contraire à la manière dont les personnages se jugent les uns les autres, prêtez-vous l’oreille à tel mot plaisant où l’auteur semble avoir mis sa conclusion finale, loin de se ranger du parti de ses héros, il vous paraîtra le