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associer. Voilà ce que nous pourrions appeler le groupe Aubray, la primitive église, où tout le monde pense et agit à l’unisson sous la direction de Mme Aubray et sous l’ascendant de sa foi. Cependant le doute s’y fait jour par éclairs, comme il arrive au sein de l’église la plus croyante ; l’expérience y jette de temps en temps ses avertissemens timides par la voix de M. Barentin, que la sage veuve a pris trop tard, trop endurci déjà par les épreuves de la vie, pour en faire un adepte. Il s’incline, il s’agenouille devant la sainteté de Mme Aubray, mais il n’épouse point ses idées ; au dehors, admirateur sans réserve, il parle à portes closes comme un moniteur circonspect et presque sceptique. Il n’est pas écouté, et il s’en console ; son respect du bon sens ne va pas jusqu’au fanatisme, et il ne fait que des efforts modérés pour arrêter Mme Aubray dans sa poursuite ardente des torts à redresser, des fautes à pardonner, des erreurs à combattre, des expiations à conseiller. Il la suit de l’œil, il applaudit à ses généreux élans, se remettant du soin de la ramener dans les limites du vrai à la salutaire expérience de l’obstacle, qui est la pierre de touche des théories absolues.

A quel personnage avons-nous affaire dans Mme Aubray ? Il faut y regarder de très près pour ne point s’y tromper. Il n’est pas impossible ni même très rare qu’à la vue de ce qu’il y a d’artificiel et d’arbitraire dans les maximes du monde, choqué des iniquités de l’opinion et des contradictions de la pratique sociale, un esprit assez hardi pour rompre en visière avec cette puissance usurpée prenne le parti de ne consulter que la conscience, de proclamer sans souci du scandale et de réaliser selon sa force tout ce qu’il reconnaît pour le bien. Rousseau est peut-être le plus mémorable exemple de cette résolution violente, et, bien qu’il ne l’ait pas soutenue longtemps, le souvenir qu’il en a gardé lui a inspiré la plus belle page des Confessions, une page encore toute pénétrée du feu céleste qui l’avait embrasé un moment : « Jusque-là j’avais été bon ; dès lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur… Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendaient insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écrasais un insecte entre mes doigts. » Avant lui, un autre personnage, armé de l’autorité d’un caractère irréprochable qui manquait à Rousseau, d’une âme aussi intrépide et d’un génie plus droit, Alceste est son nom, avait également déclaré la guerre aux fictions sociales et aux lâchetés du monde. Pour lui comme pour Rousseau, la guerre finit par la retraite, leur victoire à tous deux est de laisser le champ libre à l’ennemi en lui jetant pour adieux une dernière invective : leçon décourageante pour ceux qui seraient tentés de les imiter. Cette vertu batailleuse, dans laquelle il entre toujours un peu de mauvaise humeur, ne peut convenir à une femme ; il est superflu d’en dire les raisons. Aussi n’est-ce point celle de Mme Aubray : elle proclame qu’il y a des aveugles et point de méchans ;