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ce qu’elle est, mère sans avoir eu d’époux, vivant dans un luxe qui est le prix de sa faute, tranquille néanmoins, si elle ne ressentait depuis peu de temps un trouble inconnu. Elle n’ajoute pas qu’elle aime, et que celui qu’elle aime est le fils de Mme Aubray. Voilà pourquoi elle n’est pas venue.

Cette confession est le morceau capital de la pièce. Il fallait qu’elle réussît, ou tout était perdu ; tout est sauvé magnifiquement. Dans une pièce où l’art est porté si loin, cette scène est elle-même un chef-d’œuvre d’art, de naturel savant, de délicatesse et d’émotion. M. Dumas a eu la fortune de rencontrer pour la rendre l’actrice du talent le plus fin et le plus accompli : Mlle Delaporte a trouvé pour jouer ce personnage les inflexions de voix, les regards, l’attitude d’une véritable et puissante artiste. Il importerait de dire exactement ce que c’est que Jeannine, afin qu’on sache à quelle mesure d’intérêt et à quel genre de justice elle a droit ; mais le moyen d’abréger en quelques lignes ce que M. Dumas a dépensé tant d’art à faire entendre ? Toutes les circonstances qui peuvent l’excuser et lui concilier notre sympathie, M. Dumas les a réunies autour d’elle, au point d’en faire un être aussi rare que Mme Aubray elle-même, et composé de traits contradictoires, si les contradictions ne se fondaient dans l’harmonie d’une des plus touchantes figures qu’on ait mises au théâtre. Jeannine est une victime de la misère, une martyre de la famille. Elle est née dans un milieu ou l’idée du bien n’a jamais pénétré, et sa naissance, redoutée des pauvres gens qui lui ont donné le jour, a pourtant introduit chez eux la première lueur d’aisance. Lorsque la grande dame qui la leur a prise pour quelque argent et qui lui a donné un commencement d’éducation l’abandonne, elle retrouve la misère au logis, sa vieille mère malade et délaissée ; elle la nourrit de son travail jusqu’au jour ou, trahie par ses forces et vaincue par le besoin, elle cède aux prières d’un jeune homme riche, ne voyant dans le choix qu’il fait d’elle que le bienfait, et dans sa propre défaite que la nécessité dont elle est accoutumée à subir les coups. Depuis qu’elle est devenue mère, elle a continué à recevoir sans scrupule et sans honte les secours de cet homme, et ne s’est appliquée qu’à se cultiver elle-même afin de pouvoir cultiver son enfant. Sauf les douceurs de la maternité, elle n’a connu que des joies tristes ; elle ignore l’amour aussi bien que le plaisir, et le jour où l’amour s’éveillera en elle, la révélation sera aussi complète, la lumière aussi nouvelle et aussi pure que celle qui éclate dans le sein immaculé d’une jeune fille. La singularité, le mystère étrange de cette figure, c’est que, dans une situation où elle se sait marquée du stigmate de l’infamie, elle a conservé l’intégrité de l’âme. La dégradation a laissé subsister en elle la pudeur ; elle est souillée, mais elle n’est pas flétrie, et, puisque le mal n’existe pas encore pour elle, elle peut être appelée, dans la stricte acception du mot, innocente. La jeune fille qui se défend de la séduction par une connaissance précoce du danger, qui arrive au mariage par le manège d’une diplomatie grossière, mérite-t-elle mieux ce nom que la fille déchue sans le savoir, qui va se relever tout