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sang comme nous. Dans une situation analogue, Didier, tout amoureux qu’il est de Marion Delorme, a raison de se féliciter de mourir :

Tous les jours, peux-tu bien y songer sans effroi ?
Je te ferais pleurer, j’aurais mille pensées,
Que je ne dirais pas, sur les choses passées ;
J’aurais l’air d’épier, de douter, de souffrir,
Tu serais malheureuse ! — Oh ! laisse-moi mourir !

La mort ou la séparation, dans tous les cas un déchirement cruel, on ne conçoit pas qu’il y ait d’autre dénoûment possible. La terre n’a point de solution pour ces problèmes qui mettent l’homme face à face avec sa misère, qui le plient sans pitié sous le joug solennel du destin, ou ne lui laissent pour asile que la mélancolique région des rêves.

On ne résiste pas à l’enchantement du talent. Le public, obsédé d’objections, froissé quelquefois, mais souvent ému, ne cesse d’être captivé par un dialogue étincelant, par l’expression juste et nuancée des idées les plus ânes et des sentimens les plus subtils, rendus d’ailleurs par des acteurs hors ligne. Nous avons touché un mot de la manière dont Mlle Delaporte s’acquitte de son rôle ; il faudrait dire ce qu’elle y apporte d’éloquence humble, de dignité, d’attendrissement. Sous les traits de Barentin, Arnal est un incomparable avocat de la prudence terre à terre au milieu d’un monde qui perd pied à chaque instant ; son sourire et ses bons mots détendent joyeusement l’héroïsme de cette morale sublime, dont il suit le vol avec une admiration tempérée d’ironie. Le rôle le plus difficile, parce qu’il n’est pas d’un caractère suffisamment tranché, celui de Mme Aubray, a été pour Mme Pasca l’objet d’une étude attentive ; elle le joue bien, quoique parfois la netteté de ses traits si fermes et l’accent de sa voix donnent aux contours flottans de cette figure quelque chose de trop arrêté, et voilent d’une apparence de dureté ce qu’on soupçonne en elle de bonté et de rêverie. La pièce doit beaucoup aux acteurs ; elle ne leur doit pas le succès qu’elle obtient, succès définitif et que la lecture confirmera malgré de notables défaillances et malgré les discussions que le sujet soulève. S’il nous appartenait de soumettre un conseil à M. Alexandre Dumas, nous lui demanderions de faire une nouvelle comédie, dont celle qu’on applaudit à cette heure ne serait que la préface. Qu’il ose suivre dans leur destinée ultérieure ses personnages d’aujourd’hui, observer Jeannine et Camille dans le tête-à-tête et devant le monde, mettre Mme Aubray, vieillie de dix ans et devenue grand’mère, en face de cette famille qui est son œuvre. Nous estimons qu’une telle entreprise n’est pas indigne de son talent, ni supérieure à son audace. Qu’il la tente, s’il tient à dissiper nos doutes ; les Idées de Mme Aubray ont besoin de cette confirmation.


P. CHALLEMEL-LACOUR