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REVUE MUSICALE.
DON CARLOS, opéra en cinq actes, musique de VERDI.

La poésie exerce dans le monde un double privilège. Elle a le droit de transfiguration et aussi celui de châtiment. Elle embellit, éclaire, illustre ; prend un héros dans le passé et nous le montre sous le rayon de feu de l’idéal, ou par contre, au-devant de la réalité grossière et brutale, elle va, comme un bouclier de Méduse, faire miroiter l’idéal. À ce compte, Schiller romantisant l’histoire, appelant sur la tête du fils de Philippe II cet intérêt tragique qui s’attache à certaines destinées princières, commettait-il la bévue énorme que lui reprochent tant aujourd’hui les érudits de circonstance, tout heureux de saisir au passage des documens recommandables, mais point encore assez décisifs pour poser au génie la question historique ? A mes yeux, même après l’admirable livre de Prescott, les travaux si méritoires de M. Gachard, même après le récent ouvrage publié en Allemagne par M. Warnkönig, le doute reste permis. La vérité sur don Carlos, c’est qu’il fut l’héritier naturel et légitime d’une race où, depuis Jeanne la Folle, l’hypocondrie se transmettait avec le sang. Bizarre par momens, excentrique, fantasque, je le concède ; mais nul témoignage certain, irrésistible, ne me le donne pour cet avorton et cet aliéné furieux dont le type aujourd’hui bat la campagne. Don Carlos eut l’état mental de sa famille, ni plus ni moins. Quel effroyable maniaque, ce Philippe II, son père, honnête homme au demeurant, comme Robespierre le fut, mais que l’hystérie d’une idée enfièvre et consume : lex ma sub uno ! Charles-Quint eut bien à ce sujet aussi quelques peccadilles sur la conscience, de là ces idées noires dont toute son horlogerie du couvent de Saint-Just ne parvenait pas à le distraire, et ses préoccupations funèbres renouvelées du chevaleresque aïeul. Maximilien mourant règle l’ordre de ses obsèques et demande à n’être mis en sépulture qu’après qu’on lui aura très soigneusement arraché toutes ses dents jusqu’à la dernière ! Boutade assez inexplicable, que mille joyeusetés et facéties non moins bizarres avaient précédée dans sa vie ! Cerveau féru déjà, timbré sans nul doute ! chez le petit-fils la transmission réapparaît, vous saisissez le grain. Et cependant je n’en persiste pas moins à soutenir qu’il y avait en don Carlos l’étoffe d’un prince de tragédie, et que Schiller a bien fait de le choisir pour héros, d’abord parce qu’un poète a toujours raison d’écrire un chef-d’œuvre, ensuite parce que des renseignemens, quels qu’ils soient, ne sauraient enlever à ce sujet le pathétique qu’il comporte, et toutes les dépêches du monde ne m’empêcheront pas d’être ému par le contraste de cette royale destinée, à laquelle semblait réservé le plus beau trône de la terre, et qui s’éteint en pleine jeunesse, en plein amour, dans l’ombre impénétrable et le secret d’une prison d’état