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sans explication, j’ai l’air de lui tourner le dos ? — Elle ne pensera rien, monsieur ; est-ce que cela se permet de penser, les jeunes filles ? — Me ferez-vous au moins la grâce de lui dire que j’aspirais à sa main ? que je vous l’ai demandée ? que j’y renonce avec douleur ? — Eh ! monsieur l’amoureux, pour qui nous prenez-vous ? C’est bien nous qui lui reporterons des phrases de roman qui mettent l’esprit à l’envers ! De deux choses l’une : ou elle ne vous aime pas, et votre éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du penchant pour vous, et elle en sera quitte pour vous oublier ! Nous la ferions voyager, s’il fallait absolument la distraire ; rien ne colite aux bons parents quand il s’agit du bonheur de leurs filles !

Ce n’est pas une exception que je décris, hélas non ! Tout père, toute mère, en France au moins, cache à sa fille les demandes que la famille n’agrée point a priori. On craint que ces jeunes cœurs ne prennent la balle au bond ; on tremble d’appeler leur sympathie sur un homme repoussé par l’intérêt, le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse et téméraire prudence entraîne à chaque instant des malentendus comme celui qui me reste, à conter.

Adda s’était trouvée présente à la rencontre de son oncle avec le professeur. En ce temps-là, elle passait bien des heures à la fenêtre, comme toutes celles qui attendent un messager du dehors, colombe ou corbeau. Du plus loin qu’elle aperçut Henri Marchai, elle pressentit quelque événement d’importance : il était autrement vêtu qu’à l’ordinaire, il paraissait ému : les jeunes filles ont le génie de l’observation dès que leur cœur entre en jeu. Elle vit Jacob Kolb aborder son cher Henri, elle comprit à leurs gestes et à leurs visages que la conversation allait tourner au grave. Les deux hommes s’éloignèrent, disparurent, et l’enfant resta aux prises avec une émotion qui l’étouffait. Heureusement elle était seule dans sa chambre : elle eut le droit de pleurer et de prier à discrétion sans que personne lui demandât pourquoi. Son anxiété s’éternisa pendant une grande heure ; elle s’impatienta plus d’une fois contre l’oncle, qui accaparait Henri dans un pareil moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu’à sa chère fenêtre : hélas ! ce n’était pas Henri ; c’était l’oncle qui revenait. Elle courut au-devant de lui ; il l’embrassa en homme pressé, rentra dans le cabinet du chanoine et ferma résolument la porte. Adda remonta dans sa chambre et se tint prête à redescendre : il lui semblait impossible qu’on ne la fit pas chercher d’un moment à l’autre, car c’était à coup sûr sa destinée qui s’agitait. Le chanoine ne la manda point, il sortit avec le tanneur : ils vont chercher Henri, pensa-t-elle ; ils le ramèneront : si je faisais un peu de toilette ? Les deux Kolb tirèrent à part, l’un vers sa tannerie, l’autre vers le quai des Bateliers. Tout allait bien :