Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Si ! Laissons l’affaire comme elle est, et contentons-nous d’éviter, autant que faire se pourra, cette disgracieuse personne. »

Ainsi fut dit et convenu, et l’on n’oublia pas d’apposer au traité le grand sceau des bons ménages qui s’imprime avec les lèvres ; mais les nécessités sociales sont plus fortes souvent que les résolutions des hommes. Le jeune couple accepta forcément cette kyrielle de festins qu’on appelle retour de noces. Presque partout on rencontra les Kolb et l’implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et la malice du sort ou plutôt une combinaison vengeresse fit asseoir le professeur auprès d’elle. Tout le monde souffrit de ce rapprochement : M. Marchal fut gêné, Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut pas plus malheureuse de son invention que les deux autres ? La pauvre fille n’était pas née pour les rôles violents ; elle s’excitait à la colère par une fausse interprétation du devoir ; elle croyait venger l’honneur de son sexe et sa dignité personnelle en se déguisant en Euménide. Elle trouva un mot plus qu’inhospitalier ce soir-là. On parlait d’une pauvre veuve estimée de toute la ville, et qui avait perdu par un horrible accident son fils unique. Le chanoine et le docteur se demandaient comment on peut concilier certains malheurs immérités avec l’action de la Providence. Eh ! messieurs, c’est bien simple, dit Mlle Adda. Si Dieu donnait aux bons tout le bonheur qu’ils méritent, il n’en resterait plus pour les infâmes. » Le dernier mot tomba comme un soufflet sur la joue du docteur ; le regard de Mlle Kolb avait accompagné ce compliment jusqu’à son adresse. M. Marchal rougit, sa femme l’interrogea des yeux, toute prête à se lever de table : il resta. Le chanoine et son frère furent cruellement embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par un froid de glace. Adda pouvait compter sur une forte réprimande ; elle se fit un point d’honneur de la mériter deux fois. Quand les convives furent entrés dans le salon, il se forma un petit groupe autour d’une admirable bible que M. Kolb avait achetée le matin même. C’était un imprimé du quinzième siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le chapitre de Neuviller. Quelqu’un fit observer que les fermoirs d’argent étaient d’un travail prétentieux et lourd.

— N’importe, dit Adda ; M. Marchal doit les aimer. »

Le professeur répondit naïvement : — Pourquoi donc, s’il vous plaît, mademoiselle ?

— C’est de l’argent, M. Marchal. »

Heureusement il n’y avait à ce dîner que la famille Kolb et les jeunes époux. Les vieux parents, qui n’étaient pas dans le secret, se demandèrent si Adda devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent encore quelques minutes pour ne pas donner à leur départ