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Ce contraste frappa vivement Quesnay. Les splendeurs qui s’étalaient sous ses yeux, au lieu de lui cacher la décadence de la population et la détresse de l’agriculture, ne firent qu’exciter sa sympathie pour le pauvre peuple des campagnes dont il était sorti. Il y a un degré de luxe légitime et même utile, ; c’est l’emploi généreux des richesses bien acquises, la juste récompense du travail, l’embellissement de la vie honnête ; celui-là se limite de lui-même parce qu’il s’alimente à des sources pures, il polit les mœurs sans les corrompre et use de l’abondance sans la détruire. Le luxe sous Louis XV avait un tout autre caractère, il se nourrissait des abus publics et s’alliait à la corruption des mœurs. Ce faste de mauvais aloi avait cependant trouvé des apologistes, qui osaient le présenter comme favorable au développement de la richesse. Un ancien secrétaire de Law, Melon, avait soutenu dans son Essai politique sur le Commerce cette thèse dangereuse et tout le monde connaît la charmante pièce du Mondain de Voltaire, qui parut peu après le livre de Melon et sous l’influence de ses prestiges. C’est contre cette erreur séduisante que les économistes allaient principalement diriger leurs coups.

Âgé de près de soixante ans, Quesnay n’avait encore rien publié comme économiste ; il mûrissait en silence ses idées avant de les mettre au jour. Il débuta par deux articles qui parurent dans l’Encyclopédie en 1756 et 1757, l’un au mot fermiers, l’autre au mot grains. C’est un tableau de l’agriculture française au milieu du XVIIIe siècle, qui n’a pas moins d’intérêt comme document historique que comme point de départ de la science nouvelle. Quesnay y évalues le produit total de son temps à 45 millions de setiers de blé, semence déduite, ce qui revient à 70 millions d’hectolitres, le setier de Paris contenant 156 litres. Sous ce nom générique de blé, il comprend, avec le froment, tout ce qui sert à faire du pain, c’est-à-dire le méteil, le seigle et l’orge. Aujourd’hui la production de ces différens grains s’élève à 140 millions d’hectolitres, semence déduite ; elle a doublé depuis un siècle, et comme le seigle et l’orge formaient alors la moitié au moins du produit total, tandis qu’ils n’en font plus que le quart, le froment proprement dit doit avoir triplé. Quesnay compte à part l’avoine, dont il évalue le produit à 10 millions d’hectolitres, semence déduite ; ce qui est à peine le cinquième du produit actuel. Il porte le prix du froment à 15 livres 9 sols le setier ou 10 francs l’hectolitre, et le seigle à 12 livres le setier ou 8 francs l’hectolitre ; il estime l’avoine encore plus bas et la porte à 9 livres le double setier ou 3 francs l’hectolitre. À ce compte, la valeur totale ressort à 595 millions. Aujourd’hui, par suite de la triple augmentation survenue dans la quantité, la