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sant la proportion qui pouvait se trouver entre les besoins du laboureur et le prix de son blé, l’argent vient sans cesse et ne s’en retourne jamais ; plus la ville est riche, plus le pays est misérable. N’est-ce pas attaquer la subsistance de l’état jusque dans sa source ? N’est-ce pas travailler aussi directement que possible à dépeupler le pays et par conséquent à le ruiner, car il n’y a point pour une nation de pire disette que celle des hommes ? »

Pour présenter ses idées sous une forme synoptique, Quesnay imagina d’abord de dresser ce qu’il appela le Tableau économique. Une édition magnifique de ce tableau fut faite à la fin de 1758 dans le palais même de Versailles, sous les yeux et pour l’usage personnel du roi, qui en tira, dit-on, plusieurs épreuves de sa propre main. Cette édition, imprimée à un très petit nombre d’exemplaires, avait disparu peu d’années après. Elle n’a jamais été reproduite exactement, et nous ne connaissons, à vrai dire, le Tableau économique que par ce qu’en ont rapporté les disciples de Quesnay. Malheureusement, par un défaut qui a fait beaucoup de mal à l’école, ils lui ont donné des éloges si outrés qu’ils l’ont rendu presque ridicule. « Depuis le commencement du monde, écrivait quelques années après le marquis de Mirabeau, il y a eu trois découvertes qui ont donné aux sociétés politiques leur principale solidité. La première est l’invention de l’écriture, qui seule donne au genre humain la faculté de transmettre sans altération ses lois, ses conventions, ses annales et ses découvertes. La seconde est l’invention de la monnaie, ce lien commun qui unit toutes les nations civilisées. La troisième, qui est le résultat des deux autres, mais qui les complète, puisqu’elle porta leur objet à sa perfection, est le Tableau économique, la grande découverte qui fait la gloire de notre siècle, et dont la postérité recueillera les fruits. »

Cette emphatique apologie peut avoir quelque vérité, si on l’applique au fond même de la doctrine, mais elle tombe à faux à propos du Tableau économique. Ce fameux résumé ne présente qu’une formule aride, inanimée, à peine compréhensible, que les commentaires hérissés de chiffres de ses admirateurs n’ont fait qu’embrouiller encore. Toute nation y est divisée en trois classes : la classe productive, qui est celle des cultivateurs, la classe propriétaire, qui comprend les propriétaires proprement dits, le souverain et les décimateurs, et la classe stérile, qui se compose des industriels et des commerçans. Ce nom de classe stérile, appliqué à des classes généralement considérées comme productives, vient de ce que Quesnay n’accorde le nom de produits qu’aux fruits obtenus annuellement par l’agriculture, il les appelle les seules richesses renaissantes ; les manufacturiers ne font que façonner les matières