Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
REVUE DES DEUX MONDES.

une haie de charmilles pareillement sculptées dans le goût de l’époque : des niches, des tonnelles et un labyrinthe de charmilles s’enfonçant par mille détours dans un vallon mystérieux où l’on entendait perpétuellement un petit bruit triste. C’était une nymphe en terre cuite dont l’urne, par un procédé hydraulique inconnu, répandait nuit et jour un mince filet d’eau dans le bassin d’un petit étang bordé de vieux sapins à l’ombre desquels il paraissait aussi noir que l'Achéron,

La première impression de M. de Camors à la vue de cet ensemble fut souverainement pénible, et la seconde le fut encore davantage. En d’autres temps sans doute, il eût trouvé quelque intérêt à rechercher au milieu de ces souvenirs du passé les traces d’une enfant qui était née là, qui avait grandi là , qui avait été sa mère, et qui peut-être avait aimé tendrement toutes ces vieilles choses ; mais son système n’admettait point les enfantillages : il repoussa donc ces idées, si elles lui vinrent, et après un rapide coup d’œil il demanda son dîner.

Le garde et sa femme, qui depuis une trentaine d’années étaient les seuls habitans de Reuilly, avaient été prévenus la veille par un exprès. Ils avaient passé la journée à nettoyer la maison et à l’aérer, opération qui avait eu pour effet d’aviver tous les inconvéniens qu’elle voulait prévenir et d’irriter les vieux pénates du logis dérangés dans leur sommeil, dans leur poussière et dans leurs toiles d’araignée. Un vague parfum de cave, de sépulcre et de vieux fiacre saisit Camors à la gorge quand il pénétra dans le salon principal où son couvert était dressé. Il y avait deux chandelles sur la table, ce qui étonna beaucoup le jeune comte, qui n’en avait jamais vu. Ces deux chandelles scintillaient faiblement dans les ténèbres comme deux étoiles de quinzième grandeur. M. de Camors en prit une avec précaution par son flambeau de fer, et la considéra d’abord quelque temps avec curiosité ; puis il s’en servit pour examiner de près quelques-uns de ses ancêtres qui décoraient la muraille et qui paraissaient le regarder eux-mêmes avec une extrême surprise. Leur peinture fanée et craquelée laissait voir la toile en plus d’une place. Les uns avaient perdu le nez, les autres n’avaient plus qu’un œil, quelques-uns avaient des mains sans bras et d’autres des bras sans mains, mais tous néanmoins souriaient avec la plus grande bienveillance. Un chevalier de Saint-Louis avait reçu pendant la révolution un coup de baïonnette dans sa croix, et le trou était resté béant ; mais lui-même souriait comme les autres et respirait une fleur.

M. de Camors, cette inspection terminée, se dit qu’il n’y avait pas un seul de ces portraits qui valût quinze francs, et s’assit en soupirant devant les deux chandelles. La femme du garde avait em-