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craie… Tenez, comme ceci… Voilà où tombe le pied de ce monsieur, à moins qu’il ne soit admis à l’hospice orthopédique… Quant à la soutane du révérend, il y a longtemps que je n’ai rien vu d’aussi bien… manqué. Passez-moi la palette et une couple de pinceaux… Votre William n’est plus qu’un vieux bon à rien ; mais s’il a jamais compris quelque chose, c’est la couleur.

Et Charles, qui savait fort bien à quoi s’en tenir sur les qualités sérieuses de cet excentrique, ne fit aucune difficulté de lui confier sa toile. Assis auprès de Bowker, il le regardait peindre.

Envahi par l’obésité, étayant sur de grands pieds plats mal chaussés un ventre proéminent, la barbe grisonnante, pauvrement vêtu et d’une propreté peu exagérée, M. Bowker ne semblait avoir jamais dû se montrer à personne sous un jour très intéressant, sauf pourtant aux desservans de la taverne qui le nourrissait et au marchand de tabac chargé de lui fournir son cavendish. Néanmoins il est certain qu’à un moment de sa vie l’attente de son arrivée faisait resplendir deux beaux yeux déjà fort brillans par eux-mêmes, deux mignonnes oreilles à moitié cachées sous une masse de cheveux châtain-clair avaient ou à longs traits le son de sa voix aimée, deux petites mains blanches et satinées frémissaient au contact des siennes. En ce temps-là, il avait, lui aussi, des yeux pleins d’éclairs, une longue chevelure bouclée, une taille élégante et svelte. C’était alors le jeune M. Bowker, dont les premiers tableaux, exposés à Somerset-House, avaient fait sensation, que sir David Wilkie avait remarqué, à qui M. Northcote prédisait un si bel avenir, et que M. Fusell avait proclamé a un garçon de bonne race. »

C’était le même jeune M. Bowker que sir Thomas Lawrence recommandait comme professeur de dessin à la charmante femme du vieux M. Van den Bosch, le banquier hollandais mêlé si longtemps aux grandes affaires du marché de Londres. C’était enfin ce drôle, — ce chenapan de Bowker, monsieur., — qui, cédant à des inspirations ultra-romantiques, s’était follement amouraché de son élève, si bien qu’un jour où il l’avait vue en butte aux mauvais traitemens, aux brutalités d’un indigne époux, il enleva cette pauvre femme et la conduisit en Espagne, brisant sa carrière par cet acte insensé qui le perdit à jamais. Le vieux Van den Bosch obtint un divorce et mourut ensuite, laissant toute sa fortune à des neveux ; puis Bowker et sa complice revinrent en Angleterre, où ils subirent le terrible arrêt porté contre eux, repoussés de partout, évités, honnis universellement. Son talent n’avait point diminué, tout au contraire. Il peignait mieux que jadis ; mais les impeccables de l’Académie royale ne voulaient plus entendre parler de lui, refusaient impitoyablement ses toiles, et ne souffraient pas même que son nom fût prononcé autour d’eux. Ses patrons lui tournaient le dos, les dettes peu à peu grossirent, la femme à qui tant de sacrifices avaient été faits mourut repentante pour elle-même, mais