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Cette fois le coup avait porté. Geoffroy quitta le bras qu’il tenait encore. — Ma maîtresse ! répéta-t-il avec effort et d’une voix haletante… Quel est ce nouveau mensonge ?… Vous êtes ma femme.

— Non, Geoffroy, non… Dans ce misérable logis où vous plaidiez la cause de votre amour, je ne vous ai dit que la vérité ; mais vous ne l’avez pas sue tout entière… »


Il faudrait mettre en regard de cette scène celle où Lionel Brakespere, le gentilhomme faussaire, le viveur éhonté, repousse durement la malheureuse femme qui vient lui demander un amour depuis longtemps éteint, depuis longtemps oublié ; mais ici la vérité des couleurs, l’exactitude du pinceau rend très vulgaire et presque repoussante l’image qu’on fait passer sous nos yeux.

Une femme à deux maris, sous la plume d’un romancier, manque rarement de solliciter à certain point la commisération des bonnes âmes. Devons-nous espérer que dans l’espèce on s’intéressera un peu à ce pauvre mari d’une bigame ? La réponse ne se produit pas nettement dans notre esprit, et nous nous croyons dispensé par là même de raconter comment Geoffrey Ludlow, après un si terrible naufrage, parvint enfin à gagner terre (land at last). Bornons-nous à rappeler que dans les romans anglais, comme dans nos vaudevilles d’il y a quarante ans, l’auteur tient volontiers en réserve une petite merveille de sagesse et de raison pour dédommager en temps et lieu l’honnête homme fourvoyé dans une trahison comme celle de Margaret Dacre. Quant aux perverses de sa trempe, leur sort est généralement fâcheux, et il n’est guère d’exemple que l’auteur d’un roman ou d’un drame se permette de les laisser longuement jouir en paix du bénéfice de leur immoralité. La justice poétique ne le permet pas. Ut pictura poesis. Remplacez le mot pictura par le mot vita, et vous aurez, par parenthèse, l’un des plus énormes mensonges qui se soient produits sous le soleil.

M. Anthony Trollope est un des peintres les plus qualifiés de la vie anglaise, surtout telle qu’on peut l’étudier dans les villes de province, à l’ombre des vieilles cathédrales, dans les intérieurs silencieux de ces maisons closes où se déroulent lentement, sans bruit, sans éclat quelconque, les drames intimes de la vie bourgeoise. Belton Estate est un de ces drames à peine soupçonnés des acteurs eux-mêmes, mais qui n’en ont pas moins leurs péripéties quelquefois poignantes. Comme tant d’autres romans, celui-ci repose sur le sort d’un domaine substitué. Le propriétaire de ce domaine a une fille unique, qui, s’il vient à mourir, se trouvera dépouillée de toute fortune. Par une chance heureuse et rare, le neveu à qui doit échoir la terre patrimoniale devient fort amoureux de sa cousine, et les choses s’arrangeraient ainsi toutes seules, si cette cousine malavisée ne s’était éprise discrètement de certain capitaine qu’elle rencontre chaque année chez une tante à eux, dont le brillant officier est l’héritier