Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/11

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
M. DE CAMORS.

ployé une partie de la nuit précédente à égorger la moitié de sa basse-cour, et les divers produits de ce massacre comparurent successivement sur la table noyés dans des flots de beurre. Heureusement le général avait eu l’attention paternelle d’envoyer la veille à Reuilly un panier de provisions pour parer aux premières difficultés d’une installation imprévue. Quelques tranches de pâté et quelques verres de vin de Château-Yquem aidèrent le jeune comte à combattre la mortelle tristesse que le dépaysement, la solitude, la nuit, la fumée des chandelles et la compagnie funéraire de ses aïeux commençaient à lui inspirer. Il reprit son moral, qui véritablement lui avait échappé un instant, et fit jaser le vieux garde qui le servait. Il essaya d’en tirer quelques éclaircissemens sur l’intéressante personnalité de M. Des Rameures ; mais le vieux garde, comme tous les paysans normands, était convaincu qu’un homme qui répond clairement à une question est un homme déshonoré. Avec toute la déférence possible, il laissa entendre à Camors qu’il n’était point dupe de l’ignorance qu’il affectait, que M. le comte savait beaucoup mieux que lui ce qu’était M. Des Rameures, ce qu’il faisait et où il demeurait, que M. le comte était son maître, et qu’à ce titre il avait droit à tout son respect, mais qu’en même temps M. le comte était Parisien, et que, comme le disait précisément M. Des Rameures, tous les Parisiens étaient des farceurs.

M. de Camors, qui s’était juré de ne se fâcher jamais, ne se fâcha point. Il demanda un peu de patience à la vieille eau-de-vie du général, alluma un cigare et sortit. Il demeura quelque temps accoudé sur la petite balustrade de la terrasse qui s’étendait devant la maison, regardant devant lui. La nuit, quoique belle et pure, enveloppait d’un voile épais les vastes campagnes. Un imposant silence, étrange pour des oreilles parisiennes, régnait au loin dans les plaines et sur les collines comme dans les vides espaces du ciel. Par intervalles seulement, un aboiement lointain s’élevait tout à coup, puis s’éteignait, et tout retombait dans la paix.

M. de Camors, dont les yeux s’étaient peu à peu habitués à l’obscurité, descendit l’escalier de la terrasse, et s’engagea dans la vieille avenue, qui était aussi sombre et aussi solennelle qu’une cathédrale à minuit. La barrière franchie, il se trouva dans un chemin vicinal qu’il suivit à l’aventure.

À proprement parler, Camors, jusqu’à cette époque de sa vie, n’avait jamais quitté Paris. Toutes les fois qu’il en était sorti, il en avait emporté avec lui le bruit, le mouvement, le train mondain et l’existence artificielle : les courses, les chasses, les séjours au bord de la mer ou dans les villes d’eaux, ne lui avaient jamais fait connaître en réalité ni la province ni la campagne. Il en eut alors la vraie sensation pour la première fois, et cette sensation lui fut