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Grandeur monstrueuse qui nous attire et nous effraie ; c’est par là que don Juan se distingue du commun des libertins et du reste de l’humanité.

Avec les femmes, toute sa morale se résume en un mot, se satisfaire. Sa seule règle de conduite est le caprice, et sa seule excuse dans il les trompe, c’est qu’il ne les aime plus. Avec Dieu, il s’est mis en règle en le rayant de son credo. Non pas que son incrédulité soit méthodique et raisonnée comme le fut plus tard celle des grands seigneurs du XVIIIe siècle ; non, c’est plutôt du libertinage comme on disait en ce temps-là, c’est-à-dire une débauche d’esprit, un persiflage élégant de gentilshommes qui ne veulent pas penser comme la canaille. Ce scepticisme de bon ton est celui des Conti, des Charleval, des Elbein, des Miossens, ces lecteurs passionnés de Montaigne, qui pervertirent Ninon de Lenclos, comme dit naïvement Tallemant des Réaux. Dans ce monde, on ne terrasse pas encore le préjugé religieux, on se contente de l’effleurer avec les flèches acérées, mais légères, de la plaisanterie. C’est l’escarmouche en attendant le combat ; c’est le chulo qui prépare l’entrée du matador.

Ce qui nous étonne, nous bourgeois honnêtes et paisibles, qui vivons tranquillement sous la protection des lois et de la police, c’est encore moins l’audace du personnage que l’impunité dont il jouit. Nous croyons rêver quand nous voyons un homme tuer les gens du duel, battre les pauvres diables, trouver la paie des familles, se marier avec toutes les femmes qu’il rencontre et n’avoir aucun démêlé avec la justice. Dans quel monde vivait-il donc ? Un mot explique le mystère. Don Juan est gentilhomme, et comme tel il ne dépend pas des lois, mais du souverain, le chef direct de l’aristocratie. Couvert par le nom qu’il porte, par les services de ses ancêtres et par le crédit de sa famille, il a mesuré la limite où s’arrêtera l’indulgence du maître, pareil à nos scélérats qui comptent d’avance les degrés des rigueurs du code. Arrivé au terme qu’il ne doit pas dépasser, il saura prendre ses précautions et mettre en sûreté ses affaires. Aussi les avertissemens qui lui viennent de toutes parts le trouvent insensible. Deux fois il a échappé à la mort, c’est quand il est tombé à la mer et quand il a rencontré les frères de doña Elvire, qui le cherchent pour se venger. Il ne sort de ce double danger que pour se replonger dans sa vie misérable.

Doña Elvire vient, vêtue de deuil, le supplier non pas de revenir à elle (la noble fille a bien l’âme trop haute pour estimer encore son indigne amant), mais de songer à lui, à son salut. Le libertin la regarde sans l’écouter. A la vue de sa pâleur, de son désordre, de ses belles larmes, il a comme un retour de passion, comme un regain de concupiscence.

Entre enfin son père, qui lui reproche sa conduite. Ce n’est pas un père de comédie celui-là, un bonhomme de Géronte dupé et ridicule, ni un de ces pères douceâtres de notre théâtre contemporain, qui se disent les amis, les camarades de leurs fils, et se font par une lâche condescendance les complices de leurs fredaines. Etranges créations ! qui