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souvent de son modèle dans le cours de la pièce, n’était pas libre de la finir à son gré ? Je crois qu’en adoptant ce genre d’expiation il a moins songé à l’effet dramatique et à la tradition qu’à la condition de son personnage et aux préjugés de son temps. Est-ce qu’un scélérat titré comme don Juan pouvait faire la même fin qu’un coquin de bas étage comme Tartufe ? Faire apparaître au cinquième acte, au lieu de la statue du commandeur, la figure d’un simple exempt, n’était-ce pas confondre les rangs dans la punition et montrer, au scandale de la cour et au mépris de la vérité, que la justice du roi était égale pour tous ? Don Juan aux galères ! don Juan gibier de potence ! la simple idée d’une telle profanation eût fait frémir les loges.

Remarquez que ce grand coupable nous plaît et nous intéresse en dépit que nous en ayons. Il sort de lui comme un charme qui ensorcelle le lecteur. Soit qu’il dispute avec son valet ou qu’il vole au secours d’un inconnu attaqué par des bandits, soit qu’il éconduise son créancier ou fasse l’aumône à un pauvre par amour de l’humanité, il se montre si spirituel dans son impiété, si gentilhomme dans son insolence, son courage dans le danger est si spontané et si calme, son insensibilité en face de la mort si parfaite, qu’au milieu de l’horreur que nous inspirent ses méfaits, nous éprouvons pour lui un sentiment pareil à celui du père de l’Écriture pour son enfant prodigue. L’hypocrisie même, qui rend Tartufe si difforme, ne parvient pas à l’enlaidir entièrement. Il tire de ce moyen calculé un parti si plaisant, il se joue si bien de son rôle et le parodie avec tant d’aisance qu’il en fait retomber l’odieux plutôt sur les hypocrites que sur sa propre hypocrisie. L’humilité feinte avec laquelle il accepte la provocation du frère de doña Elvire, la résignation pieuse avec laquelle il lui déclare qu’il sera forcé de lui couper la gorge, nous semblent une page des Provinciales mise en action, et nous rions de ce qui dans Tartufe nous fait frémir.

Or, si ce personnage exerce une telle fascination sur nous qui lui ressemblons si peu, il est probable que des spectateurs qui lui ressemblaient par tant de côtés devaient être plus indulgens. Remarquez qu’à leurs yeux don Juan n’était ni aussi odieux ni aussi noir qu’il le paraît aux nôtres. Quel est en effet son crime ? Conspire-t-il contre l’état ? Parle-t-il mal du roi, des ministres ou des maîtresses du roi ? Est-il janséniste ? Non, il est athée seulement, ce qui est beaucoup moins grave. Il est vrai qu’il maltraite les vilains, qu’il se bat en duel, qu’il ne paie pas ses dettes et qu’il a le défaut de se marier tous les quinze jours. Peccadilles ! légèretés de jeunesse ! escapades de grand seigneur, punissables tout au plus d’un mois de Bastille, à supposer que le roi daigne s’en mêler.

— Filles séduites, s’écrie son valet à la chute du rideau, familles déshonorées, parens outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content !

— Ton intention est bonne,, mon pauvre Sganarelle mais ta conclusion