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Au siècle suivant, le bourgeois est entièrement corrompu. C’est sa faute aussi ; pourquoi a-t-il fréquenté la noblesse ? Il a quitté le comptoir pour les affaires et est devenu fermier-général, quelque chose comme boursier. Comme il vit en un temps où les titres s’achètent, il sait qu’il deviendra baron, comte ou marquis quand il voudra, et s’appelle en attendant Turcaret tout court ; mais Turcaret est une puissance, il a la noblesse de l’argent, qui commence à prendre le pas sur l’autre. Si Louis XIV traitait de plain-pied avec le fermier Samuel Bernard, le fermier Turcaret peut bien se croire l’égal des gentilshommes. Qu’ils fassent sonner leurs noms, il fera sonner plus haut ses écus. Comme ils ont besoin de lui, ils lui souffrent ses familiarités et s’en vengent en l’exploitant ; lui, de son côté, se rapproche d’eux en les imitant. La jalousie les sépare, la communauté des vices les unit. Il a, comme eux, hôtel, livrée, équipage, petite maison, maîtresse titrée, loge à l’Opéra, et mène, comme eux, joyeuse vie, pendant que Mme Turcaret vivote avec une pension au fond de sa province. Le privilège de l’argent ne lui suffit pas, il ambitionne encore celui de l’esprit. Il se pique d’avoir du goût, tranche du Mécène, encourage les auteurs à sa manière, c’est-à-dire sottement, comme tout ce qu’il fait. Il veut même les imiter et s’essaie au madrigal. C’est Midas qui étale complaisamment son oreille velue et joue des airs du Pont-Neuf sur la lyre d’Apollon. On pardonne à M. Dimanche, qui n’est que simple ; on rit de M. Jourdain, qui n’est que sot ; on déteste Turcaret, qui est sot, malhonnête et insolent.

Aujourd’hui M. Dimanche n’est plus, et Turcaret s’est transformé ; mais M. Jourdain a laissé des fils qui lui ressemblent trait pour trait. Il est vrai qu’ils ne parlent pas de leur père le mercier, qu’ils ne donnent pas des leçons d’escrime à leur domestique, qu’ils n’ouvrent pas leur bourse à des chevaliers d’industrie ; mais ils ont la même passion pour les titres, la même admiration béate de la noblesse, la même fureur de l’imiter et la même maladresse dans l’imitation. On se moque d’eux comme on se moquait jadis de leur ancêtre, et ils ont, comme leur ancêtre, le bonheur de ne pas s’en apercevoir.


III

Tel maître, tel valet. On peut étendre le proverbe, et dire : Tel valet, telle société.

De même que pour le savant qui s’occupe d’histoire naturelle il n’y a pas d’êtres méprisables, attendu que les plus faibles lui révèlent aussi bien que les plus forts les lois générales de la nature, de même pour celui qui fait l’histoire des hommes toutes les classes sont un objet d’étude également intéressant, parce que toutes lui présentent sous des traits différens une imagé fidèle des sociétés qu’il veut peindre.

Avant de parler des valets de Molière, il est nécessaire de faire un