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cabinet du roi. » Pâle, interdite, Mme de Lamotte laisse tomber sa serviette et sort de table ; M. Beugnot la suit, et le premier conseil qu’il lui donne est de s’enfuir en Angleterre ; puis il s’enferme avec elle et passe la nuit à brûler les papiers qui pouvaient la compromettre. Quelques heures plus tard, au grand effroi de M. Beugnot, elle était arrêtée, et dans la conviction, qu’il ne tarderait pas, lui aussi, à être mis sous les verrous, il préparait déjà ce qu’il appelle son nécessaire de la Bastille. Deux ans auparavant, il avait offert avec chaleur à Mme de Lamotte le secours de ses lumières et de son éloquence pour le cas où « elle aurait quelque bon procès. » Pourtant, lorsque celle-ci du fond de sa prison le choisit comme avocat, quoique le lieutenant de police l’assurât que la défense de l’accusée ne saurait être en aucun cas une mission périlleuse, M. Beugnot ne voulut même pas voir son ancienne amie compromise. Il n’était pas né pour les grandes épreuves, et les événemens de la révolution le troublèrent aussi profondément.

En 1793, il est enfermé comme suspect à la Conciergerie, et ce n’est pas en stoïcien qu’il assiste à ces tristes scènes. Le voilà sur l’escalier entouré d’une foule ignoble de spectateurs exprimant par des battemens de mains, des trépignemens de pieds, des rires convulsifs, le plaisir de voir arriver une proie nouvelle. Dans son cachot, voisin du tribunal, il est chaque jour réveillé avant cinq heures du matin par le bruit des curieux qui se disputent les premières places dans les tribunes publiques. Il a les yeux secs, le sang brûlé ; il erre à pas précipités, attendant et redoutant également la lumière du jour. Cependant malgré son désespoir il est toujours l’observateur sagace et spirituel à qui nul ridicule n’échappe, et dont l’ironie fine prend un faux air de naïveté. A côté des plus lugubres tableaux, que de scènes où le caractère français reparaît devant lui tout entier ! que de sourires entre deux larmes ! que de joies prises à la volée ! que d’âmes ayant encore, malgré les murs de la prison, « les ailes de l’espérance ! » La vieille société française n’abdique pas : elle conserve en face du bourreau ses grâces, sa politesse, son courage ; elle rit de bon cœur de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et semble dire à toute cette valetaille ensanglantée : « Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d’être aimable ! » Quel spectacle que la cour des femmes à la Conciergerie ! Les prisonnières qui vont mourir trouvent même sous cette impression le temps de songer à leur toilette. Il y a là une fontaine autour de laquelle on les voit, grandes dames ou femmes du peuple, laver, blanchir, sécher leurs robes avec une émulation turbulente. M. Beugnot remarque à ce propos que « la France est probablement le seul pays et les Françaises les seules femmes du monde capables d’offrir des contrastes aussi bizarres. » Et dans la prison que de types curieux ! Voici un élégant habillé, frisé, chaussé comme s’il allait à l’Opéra. Tout occupé des charmes de sa personne, il marche sur les pieds de ses voisins, se confond en excuses, et recommence en fredonnant un air