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il croyait en avoir franchi le seuil. Ce fut seulement sous le ministère du prince de Polignac, le 27 janvier 1830, que M. Beugnot obtint après quinze ans d’attente ce siège héréditaire qui était l’objet de tous ses vœu. Il ne devait pas s’y asseoir longtemps. La révolution de juillet l’en fit descendre. Ses dernières années furent calmes et honorées. Il réunissait dans sa maison de campagne de Bonneuil, près de Sceaux, des amis distingués et lettrés. Entouré des soins respectueux de sa famille, il rappelait par le charme de sa conversation les causeries des salons célèbres du dernier siècle. Il mourut à Paris le 24 juin 1835, emportant la réputation d’un fonctionnaire capable et d’un homme d’esprit.

En fermant les mémoires de M. Beugnot, qui rappellent tant d’orages et de vicissitudes, on ne peut se défendre d’un certain sentiment de tristesse. Après une bien longue expérience, l’auteur était arrivé à cette conclusion décourageante : « Entre les nations, dit-il, la raison et la justice ne sont que des mots, le droit public n’est qu’un jeu. Tout l’étalage des déclarations, tout le secret des intrigues, ne peuvent jeter que quelque temps le voile sur cette effrayante vérité, que les nations restent toujours entre elles dans cet état de nature où la force brutale est la suprême loi. » Il n’est pas étonnant que des hommes qui avaient servi plusieurs régimes et assisté à de si étranges métamorphoses aient senti, au déclin de leurs jours, des atteintes de lassitude et de défaillance. Un des plus éminens esprits de cette génération, le comte Daru, qui avait subi les mêmes épreuves que M. Beugnot, ne contemplait pas non plus sans inquiétude les perspectives de l’avenir. « Si vous voulez être libres, écrivait-il, cessez d’être corrompus, légers, imprévoyans dans vos desseins, inconstans dans vos affections, adorateurs de l’argent ou des vanités. Sachez, au lieu d’obtenir un rang dans la société, y prendre votre place de plein droit et honorer ceux qui sont honorables, quoiqu’ils ne possèdent ni titres ni richesses. Mais dans un pays où la première ambition n’est pas celle d’être libre, où l’on veut d’abord être courtisan, riche, décoré de vains honneurs, et puis indépendant, les vanités sont un besoin, la liberté n’est qu’une fantaisie, et il est naturel qu’on éprouve l’incompatibilité de tant d’ambitions contradictoires. » On peut ajouter que ce qui a trop souvent manqué à ces fonctionnaires si intelligens, si instruits, si durs à la fatigue, si assidus au travail, à ces hommes trempés dès leur jeunesse dans les eaux fortifiantes de la révolution et familiarisés avec les plus redoutables épreuves, ce n’est ni le talent, ni la science, ni le courage : c’est la force de caractère et la constance des convictions.


IMDERT DE SAINT-AMAND.


L. BULOZ.