Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il fallait en outre pénétrer en Arabie pour frapper au cœur cet empire naissant qui s’était lancé si avant dans la voie des conquêtes. Méhémet voulait aller jusque dans le Nedjed et abattre la puissance wahabite, entreprise très hasardeuse, car, si le Nedjed est si difficilement abordable pour un voyageur isolé, qu’est-ce donc pour une armée ? « Le vice-roi, dit M. Palgrave reproduisant un récit arabe, réunit au Caire tous les généraux, ministres et hommes d’état du pays, afin de délibérer avec eux sur les mesures à prendre. Après leur avoir expliqué ses desseins, il leur montra une pomme qui avait été placée juste au centre d’un large tapis étendu dans la salle. « Celui de vous, ajouta-t-il, qui atteindra cette pomme et me la donnera, sans toutefois mettre le pied sur le tapis, sera commandant en chef de l’expédition. » Chacun s’exerça du mieux qu’il put, se coucha sur le sol, étendit les bras, mais en vain. Tous déclaraient la chose impossible, quand Ibrahim, fils adoptif de Méhémet-Ali, vint à son tour tenter l’épreuve. Les assistans se mirent à rire, car il était de petite taille, et personne ne doutait qu’il n’échouât. Lui cependant, sans s’inquiéter des railleurs, replia tranquillement le tapis, en commençant par les bords, jusqu’à ce que le fruit fût à sa portée. Il le prit alors, et le tendit à Méhémet, qui, comprenant l’ingénieuse allégorie, lui confia le commandement de l’armée égyptienne. » Le Nedjed était la pomme ; le tapis figurait le désert, sur lequel il ne fallait pas mettre le pied, sous peine de s’abîmer dans l’océan de sable. Ibrahim exécuta le programme qu’il avait annoncé. Débarqué, à Djeddah, sur la Mer-Rouge, il suivit autant que possible les vallées, au risque d’imposer à ses troupes de nombreux détours, côtoya le désert sans jamais s’y aventurer pour de longues marches, s’assura la soumission et l’amitié des tribus qu’il traversait en payant généreusement les vivres qui lui étaient fournis (manœuvre jusqu’alors peu pratiquée par les généraux turcs ou arabes), et arriva ainsi pas à pas aux frontières du Nedjed, où il livra à Abdallah une première bataille qu’il ne gagna, après deux jours de lutte, que grâce à la supériorité de l’artillerie égyptienne. Immédiatement il se porta sur la capitale du Nedjed, Dereyah, qui se rendit à la suite d’un bombardement. L’empire wahabite était détruit en une seule campagne. Abdallah fut envoyé en Égypte, et de là à Constantinople, où le sultan le fit mettre à mort. Ibrahim s’appliqua, une fois maître du pays, à organiser sa conquête en établissant dans le Nedjed la tolérance religieuse, singulièrement méconnue par la secte wahabite ; il se montra aussi bon administrateur que bon général, encourageant l’agriculture et le commerce et maintenant une sévère discipline dans son armée. Son premier acte avait été, il est vrai, quelque peu brutal. Jugeant bien que ses ennemis les plus redoutables