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repoussant spectacle de fossoyeurs où « les morts eux-mêmes fournissent à la scène la tête d’un fou ! » Son Hamlet porte des manches à crevés, une toque de velours noir à créneaux, et promène sur le théâtre une urne voilée contenant les cendres d’un père, avec les quelles il se complaît à s’entretenir. Et cependant, aux yeux de Voltaire, bienfaiteur de l’humanité, si l’on veut, mais poète de la plus insigne mauvaise foi, Ducis passe pour un novateur dangereux en ce sens que, nommant par son nom l’auteur qu’il défigure, Ducis montre, bien que de loin, où se trouve la carrière si modestement découverte par le philosophe de Ferney, ce qui n’empêche pas M. Auger de déclarer[1] qu’une monstruosité telle que l’Hamlet de Shakspeare ne saurait en aucun point être comparée à la Sémiramis de Voltaire. N’importe, cet Hamlet de Shakspeare, dégagé de son élément trivial et burlesque par la main de l’enchanteur Ducis, réussit momentanément en dépit des efforts et des cabales de Voltaire, s’opposant à ce que Lekain jouât le rôle, sous prétexte que ce n’était là qu’un ignoble rifaciamento de Sémiramis, et ce fut quelques années plus tard son arrangement dans le même goût de Roméo et Juliette qui valut au vénérable Hahnemann de la poésie dramatique son entrée à l’Académie (4 mars 1779).

J’ai cité les mélanges historiques et littéraires, de M. Villemain. On n’admirera jamais assez cette généreuse initiative, à deux pas des radotages d’un Laharpe appelant le Roi Lear une des pièces les plus absurdes de Shakspeare, des inepties grotesques d’un Geoffroy s’étonnant de ne découvrir dans Hamlet « aucune trace des idées et de la manière de Sophocle, » et des emphatiques bévues d’un Chateaubriand. Aujourd’hui en France Shakspeare a droit de cité. Parler de lui avec irrévérence, nul sérieusement ne l’oserait. En revanche c’est à qui remaniera, arrangera, expliquera ses chefs-d’œuvre. On les édite en prose, en vers, en peinture, en musique. J’avoue que, parmi tant d’interprétations, quelques-unes m’épouvantent, l’interprétation musicale surtout. Il me fâche de voir des librettistes s’établir là comme chez eux, tailler leur pacotille dans cette pourpre et dans cet or. Ne suffirait-il pas de prendre l’anecdote et d’inventer quelque chose à côté. Ainsi procédait Scribe sous la dictée de Meyerbeer, mais Scribe était presque un maître, et mieux vaut peut-être, pour les imaginations sans ressort, travailler sur des scenarios tracés à l’avance. Jusqu’ici, les Italiens seuls avaient eu cette spécialité de faire de ces remue-ménages dans les domaines du génie pour y installer plus ou moins

  1. Auger, Cours de Littérature. Paris 1813, VI, 68.