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commodément la musique. Voilà que peu à peu nous glissons sur leur pente. Pure stérilité, impuissance qu’il ne tiendrait qu’à nous de prendre pour un progrès du temps ! Scribe, qui ne sut jamais écrire, se connaissait en situations musicales, les vers étaient mauvais, parfois risibles, mais le drame, debout et ferme sur ses pieds dès la première scène, marchait vers son dénoûment à travers des péripéties saisissantes et de grands et pittoresques effets. Les librettistes d’à présent s’en tiennent à la besogne plus modeste d’adaptation ; les rimes, bien que prétentieuses, n’en valent guère mieux, et la plupart du temps la pièce est nulle ; car, lorsque pour préparer l’emménagement de la musique, on a fait maison nette des beautés littéraires et philosophiques, il ne reste plus de l’édifice que les quatre murs, et Shakspeare lui-même, en pareil cas, court risqué de paraître pauvre. Quelques musiciens s’imaginent encore que ces grands sujets portent un homme. Qu’ils aident pour un moment au succès, que leur titre exerce sur l’affiche un immense prestige, oui, je le veux ; mais l’œuvre définitive, le chef-d’œuvre ne s’en dégage jamais. Combien, avant M. Gounod, ont perdu leur peine sur ce poème de Roméo et Juliette, et combien, après Spohr et lui, sont destinés à traduire pour la centième fois Faust en musique ! On se figure que ces sujets-là vous portent, illusion ! ils vous bercent pour mieux vous engloutir. De l’Otello de Rossini, tout n’a point surnagé, et le troisième acte seul répondrait peut-être aujourd’hui à l’idéal du maître.

Je l’ai mainte fois dit à cette place, les drames de Shakspeare sont pleins de musique ; qu’on veuille extraire ces trésors de la mine, rien de plus naturel. Mendelssohn, dans le Songe d’une Nuit d’été, M. Berlioz, dans sa symphonie de Roméo et Juliette, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, l’ont fait, et c’est la vraie, l’unique manière de s’y prendre. Interprétez, transformez, traduisez l’idéalité poétique par l’idéalité musicale, mais n’essayez pas de vous heurter, car vous vous y briserez, contre des scènes et des situations auxquelles, fussiez-vous Mozart ou Beethoven, vous ne sauriez rien ajouter, puisqu’elles sont le dernier terme de la poésie. N’avons-nous donc point assez abusé de Shakspeare ? Faut-il croire encore ce qu’on raconte, et que — Di, talem avertite casum ! — nous serions menacés pour l’hiver prochain d’un Hamlet à l’Opéra ? To be or not to be en cavatine ! le plus vaste, le plus profond, le plus insoluble problème du génie germanique interprété par l’auteur de la Double Échelle et du Caïd[1] ! Vouloir embrasser ce qu’on ne peut étreindre,

  1. Nous ne demanderions pas mieux que d’appeler aussi M. Thomas l’auteur de Mignon ; mais à nos yeux il ne saurait y avoir jamais qu’un auteur de Mignon, comme il n’y a qu’un auteur de Faust, qui est Goethe, et comme il n’y a qu’un auteur de Roméo et Juliette, qui est Shakspeare.