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pourquoi ? Beethoven passant par là se signerait plein d’épouvante ; mais ce diable d’esprit gaulois ne réfléchit à rien et partant ne doute de rien. « Hamlet, se dit-il, un fils qui tue sa mère ou à peu près, des spectres à tout bout de champ, la comédie dans la tragédie, des scènes de folie pour tout le monde, un enterrement au cinquième acte, nous allons bien nous amuser ! » Et l’on y va comme à Polichinelle. Erreur fort grave, car Polichinelle dure quelque minutes, et les drames de Shakspeare qu’on dégonfle ingénieusement de leur substance pour les soumettre à cette sorte de préparation musico-spectaculeuse durent cinq heures ! Quel homme doué du sens littéraire et possédant quelque habitude du théâtre de l’Opéra n’avait prévu, dès l’an passé, ce qui arriverait à don Carlos ? A quoi donc sert l’expérience ? Et quand la musique s’est si mal accommodée du caractère philosophique d’un marquis de Posa, comment supposer qu’elle puisse tirer profit d’un drame qui du début à la fin s’agite dans les profondeurs de la conscience, d’un drame où l’amour joue un rôle si effacé, où l’idée esthétique et morale ramène inexorablement tout à soi, où les coupables et les innocens, les amis et les ennemis, les vainqueurs et les vaincus, tout le monde meurt, où finalement, comme pour châtier la faiblesse du héros qui n’a point su au moment donné se résoudre à verser le sang voulu, un bain de sang inonde le théâtre. A tout prendre, on admettrait le géant Beethoven méditant quelque symphonie sur une conception pareille. Tout le reste ne saurait être qu’un jeu de marionnettes auquel le public donnera tort ou raison, selon la somme d’agrément ou d’ennui qu’il en retirera.

Pour l’agrément, hâtons-nous de le dire, il y aura Mlle Nilsson. Il était évidemment dans les desseins de la Providence que la gracieuse cantatrice du Théâtre-Lyrique naquît en Suède pour représenter un jour à l’Opéra la Danoise Ophélie, « fille de tant de héros ! » Voyez plutôt cette taille élevée et flexible, ce regard bleu et transparent, cette physionomie empreinte de toutes les mélancolies du Nord, ces longs cheveux blonds qui, dénoués et flottans, feront si bien dans une scène de folie ; car ce sera la nouveauté de cet opéra d’Hamlet de nous montrer ce qui jamais encore ne s’était vu, ni dans Lucie, ni dans les Puritains, ni dans l’Étoile du Nord, ni dans la Muette. A côté de la folie simulée d’Hamlet, il y aura la folie vraie de sa maîtresse, et ce que, dans la langue universelle dont il dispose, le plus grand des poètes qui jamais aient existé n’a point su ni voulu clairement définir, puisque la discussion sur cet éternel sujet se perpétue, — les violoncelles et les clarinettes, selon toute apparence, nous l’apprendront. « Bedlam royal, odéon des morts et des fantômes ! » Chateaubriand, sans y songer, entrevoyait le programme, et si j’étais compositeur de musique et