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Vérone aussi bien que Syracuse, Venise, Athènes, non moins que Chypre, l’ont eu pour citoyen.

Voilà pour le monde extérieur ; quant aux principes sur lesquels se fonde son art de créer des caractères, Hamlet, dans la scène des comédiens, se charge de les formuler devant nous. « Dans le passé comme dans le présent, l’unique but du théâtre est la nature. Qu’il vous suffise en quelque sorte d’offrir un miroir à la nature, un miroir où la vertu réfléchisse ses propres traits, le vice son image exacte, où le siècle imprime sa physionomie… » La vie sous toutes ses formes, la vérité partout et toujours, il ne connaît pas d’autres secrets. Et quelle abondance de caractères, quelle variété de types ! De Roméo à Richard, d’Hamlet à Macbeth, de Timon à Iago, quelle suite nombreuse d’individualités tragiques ou bouffonnes, de personnalités intermédiaires : courtisans éhontés, faux amis, flatteurs infâmes ! Opposez le Roi Lear aux Joyeuses commères de Windsor, le lacrymœ rerum d’un monde qui s’écroule à la bagatelle amusante, le clair de lune du Songe d’une Nuit d’été aux grondemens du tonnerre de Dunsinan. Ici lady Macbeth et les filles dénaturées, là Juliette, Ophelia, Désdemona, Cordelia, Miranda, Porcia, Perdita ! Et toujours à côté du personnage dominant une figure un peu en sous-ordre qui le complète, un autre moi caché dans les profondeurs de l’être, et dont il importe de montrer au spectateur l’existence qui, pour le moment, disparaîtrait sous l’orageux conflit des passions : Horatio dans Hamlet, le fou dans le Roi Lear, Mercutio, Benvolio dans Roméo et Juliette, Alcibiade dans Timon ! La nature elle-même devient partie intégrante du drame, joue son rôle : révélations secrètes de la vie de l’âme, mystérieux pressentimens qu’un art vraiment incomparable associe à l’action par le plus poétique symbolisme ! Quand un roi Lear tombe, il convient que la nature se trouble et prenne part à ce désastre épique, à l’écrasement de cette majesté. C’est la nuit, au bord de l’abîme, que le sceptique Hamlet recueille les confidences du spectre de son père, et la belle Ophélie, après s’en être allée de vanité en folie, tombe du saule et se noie. Les jardins de Belmonte dans le Marchand de Venise, l’adorable scène du balcon dans Roméo et Juliette, tableaux inspirés du même symbolisme ! Matrices omnium, id est elementa rerum, dit Paracelse ; Shakspeare remonte aux matrices des choses, épouse l’idée-mère et ne s’en sépare plus. Qu’on interroge les premières scènes de Jules César, de Coriolan, de Macbeth, tout l’avenir de la pièce est là, préparée présenté. Brutus méditant sur les futurs destins de Rome regarde le ciel et le trouve fermé ; César marchant au Capitole, où les poignards l’attendent, fait taire les musiciens qui l’accompagnent. Métaphysique si l’on veut ? mais quels coups de théâtre valent de pareils traits ?