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faudra vivre de douleurs et de privations, lutter, combattre dans la peine, le deuil et l’agonie, ou s’aplatir dans le terre-à-terre et l’ennui quotidien du ménage. L’amour, messager d’en haut, foule en étranger le sol de ce monde, celui à qui Dieu confia le rayon sacré porte en soi comme un symbole mystique. C’est un élu ; un signe particulier le désigne à la haine, à l’outrage. Il peut renoncer aux douceurs de la vie, se préparer aux épreuves, à la souffrance, au martyre, et cependant c’est un élu ! Au plus profond de son être brûle une flamme idéale qui lui fait mépriser les biens que les autres convoitent, et l’élève au-dessus des besoins, des ambitions et des désirs vulgaires : il est comme ces Decius qu’un grand dessein possède, et qui, dévoués à la mort, aspirent, dans l’air même du gouffre qui va les engloutir, les ivresses d’une volupté à jamais interdite au bourgeois paisible et bien repu. Cette consécration divine de l’amour, cette glorieuse marque d’élection qui ne permet à ceux qui en sont l’objet ni le calme ni la félicité du monde, qui les voue au contraire aux douleurs et au renoncement, cette existence dont l’irradiation n’a guère qu’une seconde, Shakspeare l’a symbolisée dans Roméo et Juliette. Et comme sans que la grande majorité aille au fond du mystère, tous les cœurs en apportent en naissant le secret pressentiment, on peut compter que l’œuvre du poète vivra aussi longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre. Je vais plus loin, et je reconnais la nécessité de la souffrance pour ces infortunés bienheureux que la grâce divine a choisis. Ces héros de l’amour sont les porte-drapeau dans la bataille, et si la destinée ne les ménage pas, c’est qu’ils ont la gloire de tenir en main l’oriflamme.

Inutile d’ajouter que le personnage de M. Gounod n’a rien de cette foudroyante insolation. C’est un doux et madrigalesque jeune homme, un bel amoureux bien dolent, qui n’en finit jamais et se promène au clair de lune en rêvant de Mendelssohn sous le balcon de Juliette, comme Faust sous la fenêtre de Marguerite. Se figure-t-on M. Michot jouant ce rôle, type éternel de jeunesse, d’élégance et de courtoisie ! les Italiens, avec leur sens du drame musical, ont compris la difficulté, et de tout temps essayé de la tourner en faisant remplir le rôle par une femme. On y a vu tour à tour la Malibran, inspirée et sublime, la Judith Grisi, charmante et valeureuse dans la fière cavatine de l’opéra de Bellini, pathétique dans le finale, dont elle et sa sœur Giulia enlevaient la superbe strette avec un enthousiasme radieux. Ce n’était point Shakspeare sans doute, mais c’était de la jeunesse, de la mélodie et de la beauté. On avait devant soi, fût-ce par éclair, quelque chose de vivant et de passionné. Il y a quelques années, Johanna Wagner chantait en Allemagne l’opéra de Bellini, et j’avoue n’avoir jamais rencontré