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elle vient de donner son cœur est l’ennemi de sa race, et surtout dans la scène du quatrième acte, lorsque le moine présente à Juliette le flacon : récit d’une grandeur austère, que soutient un accompagnement mystérieux dont la note lugubre et persistante a l’accent de la fatalité et sonne le glas de la mort véritable, de l’éternel sommeil au fond des tombeaux.

Ce récit, merveille de déclamation lyrique, est à mon sens le chef-d’œuvre de la partition, et je le mets fort au-dessus du fameux duo de l’alouette, inspiration musicale d’un ordre élevé et qui n’a qu’un tort, celui de ne pas rendre Shakspeare : trop de zèle et trop de furie, trop de rouerie technique surtout ! Ce flot des violoncelles magnifiquement épanché est là pour entraîner la salle, cet agitato frénétique, tout en dehors, rapproche la distance, fait vivre parmi nous de nos passions et de nos misères ces figures adorables qui veulent être maintenues dans les vapeurs discrètement éclairée du lointain légendaire. N’appuyons point si vigoureusement, prenons garde que Juliette et Roméo sont des amans comme les autres ; ce qu’ils se disent et ce qu’ils font est en somme fort ordinaire, tous les oiseaux du printemps en font autant ; l’idéal seul les élève et les sanctifie, ne soufflons pas sur ce nimbe, ne touchons pas à cet idéal, car en lui seulement repose le secret de l’innocence et de la chasteté d’un amour qui finalement ne se prive de rien. Ah ! combien, quand j’y songe, à ce clair de lune romantique, au sentiment naïf de cette scène incomparable, l’hymne à la nuit de M. Berlioz, dans les Troyens, répondrait mieux !

Je viens de nommer le précurseur ; bien avant que M. Gounod songeât à son imitation du chef-d’œuvre de Goethe, M. Berlioz avait écrit la Damnation de Faust, et la symphonie de Roméo et Juliette du même compositeur avait également pris date de longues années avant que l’auteur de Mireille eût la pensée de blaireauter son opéra sur ce sujet. Au temps où nous vivons, qui songe à la Damnation de Faust ? Quelle société des concerts populaires ou non populaires exécute la symphonie de Roméo et Juliette. Et cependant la chose aurait son intérêt, bien des gens aimeraient aujourd’hui à se rendre dompte de ces graves études où la mode et l’esprit de spéculation n’ont assurément rien à voir. M ; Berlioz est un shakspearien sérieux ; son ouverture du Roi Lear, sa marche funèbre composée pour Hamlet, témoignent, ainsi que la symphonie de Roméo et Juliette, de la profonde connaissance qu’il possède du génie du poète. C’était la pensée de Meyerbeer qu’il y a de ces chefs-d’œuvre qu’il ne faut point vouloir transporter d’un art dans un autre, de ces conceptions venues une fois pour toutes, auxquelles on ne doit pas toucher pour les faire passer de poésie en musique.