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plus qu’un obstacle, et servira dans l’avenir à distinguer les véritables vocations poétiques des vocations incomplètes. Les très grands poètes seront seuls capables de supporter sans fléchir un pareil fardeau, sous lequel succomberont tous ceux à qui, dans, les âges passés, la seule ignorance, prêtait des ailes, et qui ne devaient leur génie qu’au sommeil de leur mémoire. Il n’y aura peut-être plus autant de poètes que par le passé, mais rien n’empêche qu’il n’y en ait d’aussi grands. On l’a vu, en ce siècle même par l’exemple de la dernière littérature originale qui se soit produite, celle de l’Allemagne, et surtout par l’exemple de son plus illustre représentant, type accompli du poète tel que le veulent les besoins de l’âge nouveau. Ne serait-il pas vrai d’ailleurs que cette objection tirée des inconvénients d’un trop grand savoir est fondée sur une fausse appréciation de l’influence qu’exercent sur le génie individuel les connaissances acquises, sur une fausse image de leur emploi et de leur destination ? Ceux qui présentent cette objection, prenant certaines expressions métaphoriques pour une réalité, se représentent sans doute le cerveau du poète comme un appartement que le savoir est chargé de décorer et de meubler, comme une sorte de musée particulier qu’un trop grand luxe de connaissances menacerait de faire dégénérer en magasin de bric-à-brac ou en grenier d’antiquaire. Expression métaphorique pour expression métaphorique, celle qui prétend que la science nourrit l’esprit est plus près de la réalité que celle qui veut qu’elle le meuble ; car le savoir enrichit l’imagination, non comme une collection d’objets mobiliers enrichit une demeure, mais comme une nourriture succulente enrichit le corps. Une chimie spirituelle analogue à celle qui régit les combinaisons des corps physiques décompose, transforme et recompose les connaissances qui sont soumises à son action ; ce qui était tout à l’heure un fait historique se dissout, perd tout caractère concret et se trouve réduit à l’état d’abstraction métaphysique ; ce qui était idée pure et nue, simple monade, mathématique, sort de son état d’abstraction et, mue par les lois d’une affinité mystérieuse, se combine, avec un fait d’ordre matériel et se crée un corps par agglutination ; une épineuse théorie philosophique toute sèche va se couvrir de fleurs comme un buisson ; un système entier va se fondre en une seule image légère comme une vapeur, et par opposition une simple métaphore va devenir le principe générateur d’un système. Il n’est pas une des connaissances du poète qui ne subisse une métamorphose et qui ne lui rende un service inattendu, toujours différent de celui qu’elle aurait du logiquement lui rendre ; c’est l’histoire qui lui enseigne la philosophie, ce sont les sciences exactes qui l’initient jeux et aux couleurs des images, ce sont les peintures de la volupté qui l’instruisent à la sagesse, et souvent