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raffinée. La critique découvre la nature, puisqu’elle donne la connaissance vraie des choses ; elle la remplace, puisqu’elle peut faire jaillit l’admiration et l’amour d’autres sources que de ces sources naïves de l’instinct auxquelles est réduit le poète des époques primitives. Qui ne sait combien Goethe avait deviné juste et quels champs inconnus la critique ouvrit à son inspiration ? L’Orient, la Grèce, le moyen âge allemand, l’art classique à la façon française, le drame shakespearien, la vie pratique et active même de notre siècle d’industrie, elle lui fit tout comprendre, et réalisa en sa personne ce miracle de tirer vingt poètes d’un seul poète ; car chacune des formes de poésie dont elle livrait le secret à sa curiosité fut comme un facteur par lequel elle multiplia ses dons naturels. Sans doute ce mariage de la poésie et de la critique n’a pas été aussi intime chez tous les poètes de notre âge qu’il l’a été chez Goethe ; mais il en est bien peu qui n’en aient compris la nécessité et qui ne l’aient plus ou moins contracté. Sur quel fondement repose cette riche littérature allemande, la dernière-née des grandes littératures d’imagination, sinon sur la critique ? Qu’y a-t-il au fond de notre littérature romantique française, sinon une question de critique ? Que sont la plupart des poètes anglais contemporains ? Des critiques émus. Qu’est-ce que le plus grand poète de l’Italie moderne, le noble et malheureux Leopardi ? Un critique enflammé. A la vérité, j’aperçois dans notre siècle deux poètes qui ne doivent rien qu’à leur seule nature : Lord Byron et Lamartine ; mais ce ne sont que deux exceptions éclatantes, et qui sait jusqu’à quel point ils n’ont pas plutôt perdu que gagné à leur abstention de tout commerce avec la critique ? Qui sait si ce n’est pas dans cette abstention qu’il faut chercher le secret de la monotonie qu’on a reprochée à leur inspiration d’ailleurs si grande ?

Cette alliance nécessaire et féconde, aucun des jeunes talents récemment venus à la lumière ne l’a prêchée d’une manière plus heureuse que M. Victor Cherbuliez, car cette alliance, qui chez tout autre écrivain est indirecte ou cachée, est chez lui aussi évidente et aussi directe que possible. Critique, c’est l’imagination qu’il a choisie pour conseillère et pour guide. Il a aimé à transporter dans les travaux de l’érudition sa hardiesse primesautière, ses procédés brusques et vifs, sa mobilité à l’irrégularité séduisante, tantôt rapide comme le désir, tantôt lente comme la rêverie. Il a eu la sagacité de croire à l’imagination lorsque tout jeune elle lui a murmuré à l’oreille ces paroles qu’elle murmure à l’oreille de nous tous, et que si peu ont le génie d’écouter. « Le grand goût, c’est moi seule qui le donne, et quiconque s’adressera à d’autres facultés n’entendra jamais rien aux arts ; ou ne sera jamais qu’un initié de troisième ordre à leurs mystères, car c’est moi seule qui dévoile les secrets