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périlleuses de l’élève sorcier de Goethe. Aussi le balai magique a-t-il obéi à sa voix et accompli son office dès les premiers mots de commandement, tout comme s’il eût été habitué à le servir de longue date.

Une des plus grandes fortunes qui puissent arriver à l’artiste ou au littérateur, c’est de ne pas grandir sous les yeux du public, c’est de se montrer à lui tout formé dès ses premiers jours de manière à éviter la défaveur de ces premiers jugements contre lesquels il est si difficile de réagir, et l’échec de ces succès d’estime qui sont les pires de toutes les défaites, M. Cherbuliez a eu cette fortune pu cette habileté de faire son noviciat à huis clos, derrière les coulisses, et de ne pas donner au public le spectacle de ses tâtonnements. Ce noviciat, pour avoir été secret, n’en a pas moins été long et laborieux, et il est peut-être d’un salutaire enseignement, pour ceux de nos jeunes romanciers et dramaturges qui s’irritent des lenteurs de l’apprentissage, qui pensent, que trop savoir nuit à la liberté de l’imagination, d’en résumer les phases principales.

M. Victor Cherbuliez, il est juste de le dire, a eu bien des chances heureuses, et bien des conjonctions d’astres propices ont présidé à sa fortune littéraire. En premier lieu, il a eu le bonheur de naître d’une famille où les goûts littéraires étaient traditionnels, dans cette ville de Genève, carrefour de la civilisation européenne, où se croisent la France, l’Italie et l’Allemagne, et qui, en dépit de l’antique exclusivisme calviniste, est de tous les centres de culture intellectuelle le plus admirablement situé pour créer des esprits libres et des imaginations cosmopolites. C’est peut-être le lieu du monde qui offre à l’intelligence le plus grand nombre de points de comparaison, et qui lui permet d’observer à fond, le jeu du plus grand nombre de moteurs de la vie morale. Là, le protestantisme se laisse voir et étudier, dans toute la variété de ses contrastes et dans toute la complexité de ses conséquences, — intolérant chez celui-ci comme il l’était chez Calvin, — libre chez celui-là comme chez Servet. Faites deux pas hors du territoire genevois, et Lyon et la Savoie vous offriront le spectacle du catholicisme dans ce qu’il a de plus exalté et de plus pur de scepticisme. Genève, comme dans une grotte à double écho, viennent se répercuter tous les bruits de la pensée allemande et de la pensée française. Là se touchent, se heurtent et se combattent, surtout depuis les réformes d’un novateur audacieux, les deux manières de comprendre et d’interpréter la liberté, l’ancienne et la nouvelle ; là, l’antique autonomie municipale fleurit encore dans le voisinage des grandes démocraties centralisées et disciplinées à la moderne, et de ce poste d’observation le spectateur peut embrasser d’un seul coup d’œil la civilisation du passé et celle du présent. Par une singularité des plus