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Ce qui achevait son bonheur, c’est qu’il était aussi heureux par lui-même que par les autres. Il n’avait pas un caractère à prendre mal la vie. C’est assez l’usage que les poètes, quand ils manquent de malheurs réels, s’en forgent d’imaginaires. Ordinairement le présent leur déplaît ; ils habitent plus volontiers le passé ou l’avenir et rapportent de ces voyages mille raisons de se plaindre de ce qui les entoure. Ovide au contraire aimait son temps et se sentait fait pour y vivre : « Que d’autres, dit-il, regrettent l’antiquité ; moi, je me félicite d’être né dans ce siècle, c’est celui qui convient à mes goûts ». Dans les passages même où, pour paraître un homme grave et pour plaire à l’empereur, il affecte de vanter les vertus antiques, il trouve moyen de nous faire connaître ses sentimens véritables. Après avoir célébré dans une belle tirade ce temps heureux où l’on prenait les consuls à la charrue et où l’on couchait sur la paille avec une botte de foin pour oreiller, il s’empresse d’ajouter sournoisement : « Nous louons les gens d’autrefois, mais nous vivons comme ceux d’aujourd’hui » ; ce qui n’était que trop vrai.

Quand on est si occupé, si épris de son temps, on n’aime pas à s’en séparer ; on en porte toujours avec soi le souvenir ; on en donne le caractère à toutes les époques qu’on étudie. C’est ce qu’a fait Ovide et ce qui le distingue des autres écrivains de ce siècle. L’imagination de Virgile se complaisait à vivre dans les temps reculés et primitifs où il a placé ses héros. Je me figure qu’une des créations dont il devait être le plus heureux était celle du bon roi Evandre, un vrai roi de l’âge d’or, qui se promène escorté de deux chiens pour toute garde, et que le chant des oiseaux éveille le matin dans sa cabane. Tite-Live disait dans une phrase célèbre qu’en racontant l’antiquité son âme devenait antique. Ovide fait le contraire : il ramène à lui l’antiquité au lieu d’aller vers elle ; il la voit à travers son temps et lui en donne les couleurs. Sa méthode ordinaire consiste à la moderniser. Ce qui donne à ce procédé un charme piquant, c’est que le poète l’emploie sans effort et avec une sorte de naïveté : il décrit le passé comme il le voit ; aussi ses premiers ouvrages ont-ils déjà ce caractère. Les jeunes femmes ou les jeunes filles qu’il fait parler dans ses Héroïdes sont des contemporaines d’Auguste, des personnes du monde, spirituelles et bien élevées, qui n’ont rien de la simplicité antique. Elles sont sans cesse occupées à écrire à leurs maris ou à leurs amans ; elles en attendent et en obtiennent des réponses, ce qui suppose un commerce de lettres assez actif entre toutes les parties du monde ; la poste pénètre même à Naxos, dans cette île déserte où Ariane abandonnée se console en composant une épître touchante à celui qui